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« Tel est pris… »

Le vacarme était assourdissant. Et il s’amplifiait à mesure que la foule amassée sur la petite place s’épaississait.


- Tu peux essayer une nouvelle fois, tu n’auras pas plus de succès. Incapable !


Kloti sautait d’une jambe sur l’autre, suivant la cadence d’un orchestre imaginaire. Une goutte de sueur perla sur son front. Il l’essuya de l’index et l’envoya vers son adversaire, un sourire mesquin accroché aux lèvres.


Devant lui, le jeune homme qui gisait dos au sol avait bien du mal à relever la tête, ou à mouvoir une quelconque partie de son corps. Sa dernière tentative d’attaque avait échoué. Comme la grande majorité des précédentes. Cette fois-ci, son poing avait manqué le crâne de Kloti de cinq bons centimètres et l’élan lui avait fait perdre l’équilibre. Après une bonne demi-heure de combat les forces lui manquaient terriblement.


N’abandonne pas maintenant. Encore quelques minutes…


Sa voix intérieure avait beau insister, son cerveau lui indiquait que l’oxygène devenait rare et qu’aucun beau discours ne saurait le tenir éveillé beaucoup plus longtemps.

Il trouva cependant la force de se remettre debout. Son œil droit était boursouflé et aveugle, ses lèvres gonflées de sang et son visage aussi bombé qu’un soufflé au fromage. Sa chemise était à moitié déchirée et noircie par la poussière qu’il avait un peu trop mangée.


- Ce n’est pas ce que disait ta compagne au festival de la moisson, déclara-t-il en crachant un caillot de sang.


Il accompagna son sarcasme d’un sourire qui lui arracha une larme de douleur. La remarque fit rire les spectateurs. De ce rire grivois aussi élégant qu’un pâté de foie dans un service à thé. Elle ne fit cependant pas le même effet sur Kloti. Ni sur sa femme, qui se tenait juste derrière lui.


- Je vais te tuer, fils de maraîcher sans vertu.


Kloti ne connaissait pas ce jeune homme, et ne connaissait donc pas la profession de son paternel, mais l’insulte lui sembla cinglante. Satisfait, il se rua vers le malotru. Ce dernier rassembla ses dernières forces et sauta sur sa gauche. Il percuta trois hommes qui le poussèrent aussitôt vers le centre de l’arène. La foule s’était rapprochée et le cercle ne faisait à présent que quelques mètres de diamètres. Kloti ruminait comme un taureau enfermé dans une salle rouge. Très rouge. Il jeta un regard furibond à sa femme, qui essaya, sans succès, de s’enfoncer dans le sol. Il courra à nouveau vers son adversaire, mais celui-ci se déroba une nouvelle fois.


Le combat tournait largement en la faveur de Kloti, cela ne faisait aucun doute. Il le savait. Tout le monde le voyait. Le visage de l’insolent en attestait. Mais la rixe aurait dû tourner court il y a bien longtemps. D’ordinaire ses victimes ne lui résistaient que huit ou dix minutes tout au plus. Ce jeune homme n’acceptait pas sa destinée. Elle était pourtant inéluctable. Le combat ne finirait que lorsqu’il aurait la face contre terre.

Autant qu’il se rende tout de suite !

Kloti fonça à nouveau vers son adversaire mais, cette fois, s’arrêta au dernier moment dans une magnifique glissade. Le jeune homme avait déjà fait un pas de côté et fut surpris par la manœuvre. Son hésitation lui fit croiser les pieds. Il trébucha et tomba au sol. Son bourreau en profita pour lui asséner un méchant coup de pied aux côtes. L’attaque coupa le souffle du malheureux qui tenta de fuir en rampant vers la foule. Kloti s’approcha de ses mains et lui écrasa les doigts, prenant soin d’attendre que le doux son du craquement des os atteigne ses oreilles.

Un hurlement s’éleva au milieu du brouhaha et des cris de la masse en délire.

Puis tout devint silencieux. Le jeune homme ne bougeait plus. Il gisait dans une flaque de sang, les membres déformés.


Des chuchotements s’élevèrent au sein de la plèbe. Celle-ci avait rendu son verdict. Le jeune séducteur était mort. Kloti tournait autour de sa victime, tel un chat ayant fini de s’amuser avec sa souris.


- Que cela rétablisse l’honneur de Kloti Elandur ! cria-t-il. Et que tout autre courtisan soit prévenu ! Ma femme, comme tout ce qui m’appartient, n’est pas à prêter !


L’épouse de Kloti baissa encore un peu plus la tête, tentant l’impossible en essayant de rentrer intégralement son cou dans son épaule. On retira le corps du malheureux vaincu. Des pièces et billets volèrent de main en main pour récompenser ou sanctionner les parieurs plus ou moins chanceux. La foule se dispersa au bout d’une dizaine de minutes, laissant quelques personnes discuter sur les bancs alentour. Quelqu’un à la mairie jugea bon d’envoyer un administré balayer l’éphémère arène. L’homme eut toutes les peines du monde à enlever les taches de sang qui maculaient la terre. Il abandonna finalement au bout d’une heure.


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Kloti marchait d’un pas soutenu. La journée avait été longue et il lui tardait de renter chez lui et de prendre un bon bain. Il pouvait déjà sentir ses muscles se détendre sous l’effet de l’eau chaude. Sa femme le suivait. Elle n’avait osé prononcer un mot depuis la fin du combat. Elle savait qu’il faudrait longtemps à son rancunier de mari pour oublier son infidélité, quand bien même n’eut-elle consistée qu’en un baiser volé.


Mais quel baiser, songea-t-elle.


Elle repensa à cette soirée et ses joues rougirent sans qu’elle puisse le contrôler. Puis elle revit le corps inerte de son amant. Des larmes lui vinrent, qu’elle sut cette fois retenir.

Kloti pressa le pas. Il n’aimait pas s’absenter aussi longtemps de sa confortable maison des quartiers résidentiels. Il appréciait de plus en plus son confort et de moins en moins les gens. Il avait de toute façon bien mérité son isolement !

Cette demeure, il l’avait achetée en utilisant la majeure partie de son butin. Kloti était un ancien pirate. Il avait écumé l’Océan Occidental et avait pillé un bon millier de navires pendant sa carrière. Des trésors, il en avait récolté. La quasi-totalité était partie dans l’alcool, les jeux et les demoiselles de bonne volonté.


Son dernier coup lui avait cependant assuré une retraite paisible.


Cinq années plus tôt, il avait réussi l’exploit d’intercepter le plus gros navire marchand de la région : le Mercol. Ce dernier était réputé imprenable, son armement n’ayant rien à envier au meilleur des navires militaires. La marine en avait de plus confié le commandement au capitaine Telton, vétéran ayant participé aux nombreuses guerres avec les royaumes voisins et fierté de l’armée régionale.


Kloti avait coulé le navire et envoyer l’expérimenté marin saluer les requins, épargnant toutefois son jeune fils. On était certes méchants chez les pirates, mais on n’était pas des barbares.


Ce dernier fait d’œuvre accompli, le corsaire avait considéré qu’il était temps de se ranger. Il graissa quelques pattes, changea de nom, rasa ce qu’il convenait de raser pour être méconnaissable et acheta son petit coin de paradis à Vesnan.

La douce odeur du bois d’intérieur l’accueillit lorsqu’il pénétra dans son entrée. Il se défit de son veston, ôta ses chaussures, ordonna à sa femme de lui préparer son bain puis alla dans la cuisine pour se couper une portion gargantuesque de jambon. La vie ne pouvait être plus belle.


A vrai dire, si !


Il emmena un bout de fromage avec lui, monta les escaliers, et ouvrit la porte de son bureau. La pièce était richement décorée. De grandes étagères recouvraient les murs et arboraient les prises du pirate qu’il avait été. Kolti se dirigea vers sa bibliothèque. Il se saisit d’un livre à la couverture rouge et attendit que le mécanisme ainsi enclenché laisse apparaitre la cavité qu’il avait aménagée.

Rien ne lui faisait plus plaisir que de contempler son gigantesque rubis avant de prendre un bain.


L’étagère finit sa rotation et dévoila une cache secrète. Le sourire de Kolti disparut.

A la place de la pierre précieuse se trouvait une boite carrée aux bords légèrement brulés. Kolti s’en saisit et l’ouvrit. Il en sortit une feuille de papier sur laquelle était dessinée un sourire. Un chuintement détourna son attention. Le reste de la boite ressemblait dangereusement à de la dynamite.

- « Qu’est ce que.. »


L’explosion rasa tout l’étage.


Au rez-de-chaussée, la femme de Kloti arrêta de remplir la baignoire. Elle posa la vasque d’eau chaude, prit son manteau et ouvrit la porte d’entrée. Elle la referma délicatement en sifflotant.

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Le soleil se couchait sur Vesnan. Ses rayons tardifs éclairaient le port de la cité d’une lumière chaude et apaisante. Damien était assis sur un banc. Cela faisait plusieurs heures qu’il attendait mais cela lui était égal. La mission était accomplie et il pouvait goûter au bonheur du devoir accompli.

Derrière lui, des bruits de pas irréguliers lui indiquèrent que son ami arrivait.


- Tu en as mis du temps ! lui lança t’il sans se retourner.

- Le temps qu’il fallait pour revenir d’entre les morts, répondit la voix.


Damien se retourna. Son compère n’était pas beau à voir et il faudrait plusieurs mois avant qu’il retrouve le joli minois qui plaisait temps aux demoiselles de Vesnan.

- La troupe a fait ce qu’elle a pu pour me remettre sur pied. Il ne m’a pas loupé ce rat d’égout.

Il regarda au loin et soupira.

- J’ai cru comprendre que tu n’avais pas chômé de ton côté, ajouta-t-il.

- Kolti est mort, répondit Damien. Et sa femme est à nouveau disponible. Elle t’attend.

- Parfait.

Le jeune homme se mit à rire. Doucement d’abord, puis aux éclats.

- Qu’il y a-t-il, lui demanda Damien.

- Rien mon ami, rien, répondit-il en s’essuyant les yeux.

Il reprit son calme et fixa à nouveau l’horizon. Son père pouvait être fier de lui. Il l’espérait.


- Alors dans ce cas suis-moi, fit Damien. Allons vider quelques pintes à la Taverne du Troubadour pour fêter ton futur mariage. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas payé de verre à mon bon vieux matelot Alvin Telton !


Alvin lui adressa un sourire et tous deux se dirigèrent vers les lumières accueillantes de l’auberge voisine.



Vincent T. Morvan, Mai 2020

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