Le lendemain matin, une chanson de Paolo Conte fit office de réveil. Le doute n’était pas permis, Cristi venait d’arriver. En effet, le Roumain trônait au milieu du salon, égal à luimême en train de danser et chanter. Milot bondit du canapé et le salua fraternellement, comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis de longues années. Janis célébra nos retrouvailles en cuisinant quelques crêpes. Le Roumain et le Kosovar en profitèrent pour raconter leurs étés. Cristi venait de passer ses dernières semaines à Bucarest avec un éminent historien roumain afin de consolider la bibliographie d’un futur ouvrage. Pour Milot, la focale de son récit varia un tantinet avec une prégnance des activités nocturnes. Mais tout ceci ne nous surprit pas, l’omniprésence du Kosovar sur les réseaux sociaux nous avait permis de suivre en temps réel son été festif.
Une fois la montagne d’anecdotes estivales tarie, Janis ne nous laissa guère l’opportunité de lézarder. Nous devions dîner le soir même avec ses parents et dans cette famille, le souper avait lieu à 18 heures tapantes. A notre sortie de l’appartement, un bus nous promena jusqu’à la gare centrale de Riga. Une émulation se créa pendant ce bref voyage, Milot, Cristi et moi tentions d’identifier des bâtiments ou des visions qui nous rappelaient nos pays. A ce jeu, le Roumain l’emporta sans contestation. Le cousinage communiste lié au passé l’avantageait sans doute. Le point d’orgue de cette démonstration fut atteint à notre sortie du bus, à quelques mètres du marché central. Cristi y découvrit un bâtiment qui lui rappelait Bucarest.
« Dis Janis, quel est cet édifice ?
- L’Académie des Sciences. - C’est dingue, il ressemble trait pour trait à un bâtiment sur un grand boulevard de Bucarest. L’ancien siège d’un des plus fameux journaux communistes de Roumanie. - Oh, je ne suis pas surpris. Tu connais l’histoire de ces monuments ? - Non. Je ne savais même pas qu’il y en avait des semblables dans différents pays. - Leur histoire est légendaire, sourit le Letton. Staline était apparemment jaloux des hauts buildings de New York. Il décida donc d’ériger le Palais des Soviets qui devait ridiculiser ces gratte-ciels américains. - Et c’est cette petite tour ?, demanda Milot pantois.
- Non, ce palais ne vit jamais le jour à cause de la seconde guerre mondiale. Mais Staline a repris son projet de manière plus raisonnable dans les années 1950. Sept bâtiments quasi identiques ont été construits pour donner de la hauteur à la ville de Moscou. Les Sept Sœurs de Moscou. Bien entendu, les satellites communistes firent de même, c’est ainsi qu’on peut voir des édifices semblables à Riga, Varsovie ou Bucarest par exemple. - L’architecture communiste comme passerelle entre les peuples, ça ferait un bon sujet de thèse, conclut Cristi comme une boutade. »
Janis nous guida ensuite dans la vieille ville de Riga. Comme il me l’avait conseillé la veille, je tâchais de garder les yeux en l’air. Et il est vrai qu’il y avait de quoi s’émerveiller devant nombre de détails travaillés qui embellissaient les façades des immeubles. Là, une horloge du début du XXe, ici des couronnes de fleurs, ailleurs des symboles lettons ou encore des visages. Il m’était compliqué de savoir si, au-delà de la beauté des éléments sculptés, chaque détail revêtait une symbolique mais rares étaient les façades vierges dans le vieux Riga.
L’omniprésence de groupes de touristes à nos côtés me surprit. Chinois, Français, Italiens, Espagnols, Allemands… Bien que je n’aie jamais entendu parler de la Lettonie comme destination touristique, Riga semblait très populaire. Répondant à mon étonnement, Janis déroula quelques arguments pour louer sa capitale : « Finalement, ce n’est pas très loin de l’Europe de l’ouest en avion. Les prix sont modérés, la ville est jolie, propre et sûre. Vous pouvez prendre de belles photos à montrer à vos amis et bien manger. Que voulez-vous de plus quand vous voyagez ? Et puis il faut être honnête, certains touristes s’offrent la possibilité de vivre ce frisson qui les faisait vibrer étant jeunes dans les années 1960, 70. Aller au-delà du mur, voir chez les rouges, les cocos. »
Janis nous amena sur une petite place où quelques marches nous attendaient pour entrer dans un musée. Une femme d’une soixantaine d’années, placée à l’accueil, nous demanda nos pays d’origine. Elle félicita Milot en lui disant qu’il était le premier Kosovar qu’elle rencontrait. Avant que chacun vogue à sa guise, Janis nous fit une brève introduction : « Vous le savez, la Lettonie a été occupée par l’Union Soviétique pendant quasiment cinquante ans. Mais à la fin des années 1980, le peuple letton s’est soulevé pour réclamer son indépendance. Dans ce musée, vous allez voir comment cela s’est déroulé. » Janis développa
ces quelques phrases avec une telle conviction que l’humeur devint tout de suite plus sérieuse. Notre quatuor se désagrégea, chacun prenant le temps d’errer dans ces salles à son rythme.
Bien entendu, le parcours de cette révolution lettonne ne me laissa pas de marbre. L’intelligence des leaders lettons pour utiliser la faiblesse ponctuelle de l’URSS dans les années 1980, la capacité à agréger et mobiliser des centaines de milliers de personnes, le respect jamais renié d’une démarche non violente. J’avais beau convoquer mes souvenirs de longues heures de cours d’histoire, aucune mémoire de ces faits ne remontait à la surface. Qu’un événement comme la Voie Balte ne m’ait pas été enseigné m’étonnait grandement. Imaginez, deux millions de personnes se donnant la main pour couvrir quasiment sept cents kilomètres entre l’Estonie et la Lituanie en passant par la Lettonie. Une envolée citoyenne. Tout cela dans trois pays sous le joug de l’URSS et sous la menace de possibles représailles. Pourquoi n’avais-je jamais entendu parler de cela alors que je pensais avoir appris tant de dates et de faits mineurs quand j’étudiais ?
En parcourant les salles, mon attention se porta également sur les réactions de Cristi et Milot. Janis semblait faire de même, m’incluant dans son étude comportementale. De par ses études d’historien, Cristi était bien entendu le plus passionné, même si le XXe n’était pas son siècle de prédilection. Alors que nous marchions côte à côte, il me dévoila l’étendue de ses méconnaissances sur la Lettonie. Le Roumain brillait par cette caractéristique peu commune à notre époque où l’omniscience était à portée de clics, il reconnaissait ses manques et ne tentait jamais de masquer ceux-ci par un artifice de connaissances et d’arguments. Cette visite dura quasiment deux heures, avant que l’appétit des ventres prenne le pas sur l’appétit des cerveaux.
Assis à table dans une chaîne de restaurants traditionnels, notre envie commune de discuter de ce que nous avions vu était palpable. Si mon attrait pour ce sujet de la libération de la Lettonie était avant tout romantique, les approches de Cristi et Milot étaient radicalement différentes :
« Vous rendez-vous compte que nous sommes tous les trois des enfants de révolutions ou de guerres ?, dit Cristi à Milot et Janis.
- Vous vous êtes révoltés contre qui en Roumanie ?, demanda Milot. - Le pouvoir communiste. Ceaucescu.
- Vous avez pris les armes ? - Il y a eu des morts. - Sans vouloir manquer de respect à vos révolutions, je ne pense que pas qu’on puisse mettre cela sur le même plan que la guerre au Kosovo. De nombreuses familles ont perdu un membre chez nous, des centaines de milliers de personnes ont dû fuir. - Je ne compare pas Milot. Je dis simplement que nous faisons partie de trois peuples qui se sont soulevés durant ces trente dernières années et nous sommes tous les trois les enfants de cette génération. - Tu sais Milot, je ne connais rien de la guerre au Kosovo à part le peu que tu m’en as raconté, ajouta Janis. Mais ne va pas croire qu’une révolution pacifique se fasse avec des fleurs à la main. C’était simplement la meilleure solution pour que le peuple letton arrive à sa fin et redevienne indépendant. Le peuple letton dont on a renié le drapeau, la langue, jusqu’au droit de se définir comme letton. - Tu crois que la vie en Yougoslavie était une promenade de santé pour le peuple albanais ?, reprit Milot sur un ton sec. Tu seras surpris quand tu vas rencontrer ma famille, mon ami. - Milot, Janis, vous n’avez pas compris le sens de ce que je voulais dire, conclut Cristi malheureux que la discussion ait pris cette tournure. Pour moi, c’est un lien extrêmement fort de penser que nos trois peuples ont partagé un état d’esprit de lutte, de sacrifice quasiment à la même époque, même si les contextes et les moyens furent différents. »
Un silence ininterrompu nous berça jusqu’au dessert. Janis avait déjà évoqué la Lettonie à quelques reprises quand nous vivions à Bordeaux. Il m’en était resté l’impression d’une relation ambigüe qu’il entretenait avec son pays. A la fois fier de son histoire et de ses traditions mais prêt à tout pour le quitter dès qu’une opportunité se présenterait. Aujourd’hui, pour la première fois, je le découvrais en défenseur actif de la mémoire et des actes de son peuple.
Nous marchâmes quelques centaines de mètres, en laissant derrière nous le Monument de la Liberté. En lisant la petite plaque à côté de la porte en fer qui nous accueillait, je compris que Janis voulait enfoncer le clou. Nous allions maintenant découvrir l’ancien bastion du KGB à Riga. La première partie de la visite se faisait en toute liberté. Des photos, des
panneaux, des récits, des vidéos. Tout ce qu’il fallait pour comprendre la trajectoire de la Lettonie sous l’occupation soviétique, le mouvement de résistance antérieur à la Voie Balte, les conditions de vie de l’époque. Comme souvent, le support vidéo se révélait être beaucoup plus convaincant : des personnes âgées se succédaient pour raconter les conditions d’arrestation et de détention qu’elles avaient subies. Mon attention fut accaparée par l’histoire de ce groupe d’intellectuels lettons partageant un amour de la culture française. Ils avaient étudié à Paris et se retrouvaient parfois, de manière clandestine, pour échanger en français. Tous finirent arrêtés et déportés pour cette raison.
Sur un écran de télévision, une vieille femme détaillait son supplice né de la détention de certains livres en langue lettonne. Je comprenais petit à petit ce que Janis voulait nous transmettre quand il parlait de culture et de langue reniées. La résistance était aussi contée. Jusque-là, la résistance n’avait eu pour moi qu’un costume, celui des Forces Françaises Libres. Rencontrées à l’école, fantasmées à la mort de mon grand-père puis célébrées annuellement par le visionnage religieux de L’Armée des Ombres. Mais d’autres personnes avaient vécu le même parcours dans ce XXe siècle. Nous avions eu le Vercors, ils avaient eu les forêts de Kurzeme. Nous avions eu quelques années d’occupation nazie, ils avaient eu des décennies d’occupations nazie et soviétique. Je me demandais, comme Cristi le mentionna, s’il y avait une parenté d’esprit entre des résistants de divers contextes, une forme de fraternité cachée. Il était intéressant pour moi de pouvoir compléter mes connaissances, non pas de renier ce que j’avais appris en France mais de pouvoir ajouter des teintes au tableau complexe du passé, peut-être aussi de relativiser l’importance de la France dans l’histoire mondiale en prenant en compte les récits parallèles d’autres nations.
Cette visite fut très douloureuse. Une jeune femme nous guida à travers ce dédale sombre de murs et de portes. La netteté des photos disposées à l’entrée du musée me choqua, les regards d’anciens prisonniers morts dans cette geôle ou en Sibérie. Certains visages semblaient si contemporains, certaines photos si actuelles. Et puis il y eut ces innombrables pièces, ces méthodes d’interrogatoire et d’affaiblissement physique et psychologique détaillées. Ces histoires de délation, de trahison. Ce silence.
Janis fixa Milot pendant toute la visite, guettant ses réactions. Ce dernier se contentait d’écouter et de regarder, scrutant cependant chaque pièce délaissée avec une intensité certaine. Pour Milot, tout cela n’était pas étranger. Né en 1991, il avait toujours vécu au
Kosovo, à l’exception de ces quelques mois bordelais. Bien qu’étant jeune à l’époque, il se souvenait des récits de la guerre du Kosovo ; d’hommes ayant disparus soudainement, de victimes torturées, de voisins décimés. Mais il ne connaissait rien de la Lettonie et très peu de l’URSS. En quittant ce musée, Milot se contenta de mettre sa main sur l’épaule de Janis. Le Letton sembla accepter ce message.
Un peu plus tard, nous regagnâmes l’appartement où les parents de Janis nous attendaient. L’allure du salon était chamboulée. La petite table se retrouvait au milieu de la pièce, avec des rallonges de chaque côté. Deux chaises étaient disposées, nous autres allions nous asseoir sur les canapés pour manger.
Physiquement, Janis tenait plus de sa mère que de son père. Ils partageaient une grande minceur et des yeux verts teintés de tâches marron. Au fil des minutes, une douceur commune dans les gestes se dévoila. Le père marquait par son apparence austère, fixant chacun de nous à tour de rôle comme pour nous jauger un par un. En dévoilant une bouteille de brandy cachée sous la table, il nous invita à nous asseoir.
Des plats nombreux et divers encombraient chaque centimètre de cette table. L’invité principal restait la pomme de terre mais le chou, les viandes, les concombres, les salades et le pain noir n’étaient pas en reste. Dès le début de ce repas, il ne fit aucun doute que nous ne pourrions venir à bout de cette abondance de nourriture. La mère de Janis s’enquit de nos premières impressions de la Lettonie. Cristi évoqua l’histoire et Milot les Lettonnes, ce qui arracha un sourire au père de Janis. Notre camarade letton assurait la traduction pour ses deux parents qui comprenaient peu l’anglais.
Le dîner se déroula calmement. Les discussions étaient morcelées par des toasts intempestifs, souvent initiés par le père de Janis. Nous célébrions tout et rien, mais toujours en nous enivrant de quelques millilitres de brandy. Une fois le dessert servi, les parents de Janis nous posèrent des questions sur notre avenir. Ils semblaient nous connaître un peu.
« Alors toi Cristi, tu as étudié l’histoire, c’est cela ?, débuta le père. Quels sont tes projets ?
- Je vais sans doute devenir enseignant comme ma mère. Et en parallèle, j’aimerais faire de la recherche.
- Intéressant. Il y a un sujet qui t’intéresse en particulier ?, demanda la mère de Janis. - La vie des Daces sous l’empire romain. - Les Daces ? - Il s’agit du peuple dont nous autres Roumains sommes les héritiers. - Et toi Milot, que veux-tu faire ?, reprit le père. - Ah moi, vous savez, je n’étais pas vraiment destiné à faire de longues études. Aucun membre de ma famille n’était allé à l’université avant moi. Mais au fur et à mesure, encouragé par quelques professeurs, je me suis pris au jeu et j’ai pu décrocher cette bourse pour étudier à l’étranger. J’ai maintenant un diplôme en économie mais cela n’a pas vraiment de valeur au Kosovo si vous ne connaissez pas la bonne personne. Alors on verra. - Mais tu veux rester au Kosovo ? - Bien entendu, où pourrais-je aller !, rigola Milot. - Et toi Tristan ? - Comme les autres, je viens de terminer mes études mais mon avenir reste un peu flou. Et vous, quelle profession exercez-vous ? - Je ne suis qu’un simple employé. Ma femme est enseignante. »
La mère acquiesça d’un signe de tête, qu’elle nous avait déjà offert à de multiples reprises en s’excusant de ne pas nous recevoir dans de meilleures conditions. Je gardais un œil sur Janis qui se situait en face de moi. Son mutisme avait été quasiment total depuis le début du dîner, à l’exception de son exercice de traduction. Il regardait chacun de ses parents d’une manière différente. Son attention pouvait rester portée longuement sur le visage de sa mère tandis que ses yeux fuyaient constamment ceux de son père. Du moins jusqu’à ce que ce dernier l’apostrophe : « Et toi mon fils, où tes désirs vont te mener l’an prochain ? »
Janis mit du temps à répondre. Il savait pertinemment que ses études de design n’avaient jamais paru très sérieuses aux yeux de son père. Et encore, il s’était résolu à envisager le design alors qu’il voulait simplement se consacrer au dessin depuis son plus jeune âge. Un petit compromis dont il espérait pouvoir échapper à moyen terme. Il était sorti parmi les meilleurs étudiants de sa promotion à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux, il avait même exposé quelques dessins dans une galerie en France mais quelle valeur cela pouvait avoir pour son père ? Il se contenta de répondre :
« Je pense trouver un emploi ici à Riga dans le design, j’ai quelques pistes. Sinon ce sera peut-être l’étranger.
- Ah tu veux partir au Royaume-Uni comme certains enfants de mes collègues ?, répondit son père. Ils font tous des boulots subalternes, certes bien payés mais cela ne semble pas être une vie désirable… »
Un lourd silence s’invita à table. La mère de Janis semblait peinée alors que Janis et son père s’évitaient du regard. Cristi, Milot et moi nous regardions impuissants jusqu’au moment où le Kosovar évacua cette situation par une question bien sentie.
« Dites Monsieur, vous y étiez à la Voie Balte ?
- Bien entendu ! Avec Madame. - Sérieusement ? - Oui c’était une belle époque… »
Janis n’en revenait pas. Il n’avait jamais parlé de cela avec ses parents et il fallait qu’un Kosovar vienne chez eux pour envisager ce sujet. Pourquoi cela n’avait-il jamais été évoqué entre eux trois ? Janis s’en souvenait vaguement. Il devait avoir huit ou dix ans quand, rentrant de l’école, il posa une question à son père sur une histoire qu’il avait entendu. Les détails de celle-ci avaient depuis longtemps quitté sa mémoire mais la réaction de son père restait gravée. Ce dernier se mit rapidement en colère, ordonnant bruyamment qu’il ne fallait plus jamais évoquer l’URSS dans cette maison. Quelque temps plus tard, sa mère offrit une bribe d’explication à cette fureur paternelle, en dévoilant la perte de personnes chères à son père à cause des Soviétiques. Depuis, Janis était resté fidèle à cette injonction paternelle surannée et n’avait jamais posé aucune question sur le passé de ses parents. Il ne savait quasiment rien de leurs vies avant sa naissance en 1991.
Le père de Janis reprit vigueur sur sa chaise et entreprit de raconter l’époque. Cet homme, qui ne s’était exprimé que par phrases courtes jusqu’ici, se lança dans un long monologue enflammé à notre grande surprise : « Les années 1980 furent compliquées. Nous manquions de tout, le système soviétique ne nous garantissait même plus le minimum. A la même époque, l’URSS semblait chancelante et promit plus d’indépendance aux républiques soviétiques. En Lettonie, un groupe de jeunes hommes et femmes, dont nous faisions partie,
prirent cela au pied de la lettre. Nous voulions rétablir la souveraineté et la liberté de la nation lettonne. Je comprends bien que cela ne doit vouloir dire grand-chose pour vous. Mais c’était une époque fabuleuse, majestueuse. Nous étions épris de liberté. Au fil des mois, nous avons pris conscience que si nous jouions bien nos pions, nous parviendrions à rendre la Lettonie aux Lettons. Une perspective incroyable ! Le chemin fut long, bien souvent nous avons eu peur que l’armée soviétique vienne tout annihiler. Ils auraient pu, aisément. Nous n’avions pas peur pour nous individuellement mais pour notre pays. Mais nous avons tenu bon, avec passion, patience et intelligence. Jusqu’à ce 23 août 1989. Le jour de l’anniversaire du pacte entre soviétiques et nazis, celui où ils s’étaient répartis l’Europe. J’étais parmi les petites mains qui avaient coordonné pendant des mois cette Voie Balte, ce grand rassemblement populaire. Au début, l’idée parut complètement folle puis, petit à petit, on a vu que c’était possible. Et on l’a réalisé. A partir de là, je savais que la Lettonie redeviendrait indépendante. »
Il marqua une longue pause, échangea un sourire avec sa femme puis but un peu de vin avant d’ajouter : « Certes la vie n’est pas facile aujourd’hui. Mais la Lettonie est souveraine et indépendante. Notre génération a vécu par et pour ses idées. Nous avions des principes et des idéaux pour lesquels nous étions prêts à tout, le tout sublimé par un sens de la camaraderie qui semble aujourd’hui bien désuet. C’est une grande force que de pouvoir vivre en ayant une vocation, une aventure collective qui vous transcendent. C’est inouï et cela reste à jamais. J’espère que vous trouverez aussi cela pour votre génération. »
Tout le monde resta silencieux. Janis fixa longuement son père qui le regardait par brefs intervalles. Cette découverte changerait-il quelque chose entre eux ? Peut-être pas mais Janis semblait au moins un peu mieux connaître son père ce soir-là. Un homme qu’il avait côtoyé au quotidien pendant plus de vingt ans, dont il venait simplement de découvrir le feu intérieur grâce à la question d’un étranger.
RomainWelter, Editions Satinvaë, Juillet 2020