Les quelques mois passés loin les uns des autres n’avaient pas transformé mes amis, je les retrouvais comme je les avais quittés. Milot était comme d’habitude très enjoué. Il me prit dans ses bras avec une grande théâtralité. De son côté, Janis me serra simplement la main, non sans chaleur cependant. Il paraissait fébrile, comme angoissé par les jours à venir. Alors que nous montions dans un bus, ses dires confirmèrent cette impression : « Vous avez connu un Janis loin de chez lui. Peut-être étais-je différent. Vous m’avez apprécié en France mais en sera-t-il de même ici ? Et puis avec une grande gueule comme Milot, j’ai peur que vous laissiez peu de chances à la Lettonie. » Le Kosovar feint de ne pas comprendre ce à quoi le Letton faisait allusion. Mais son silence fut bref. En pointant du doigt vers une maison délabrée dont la peinture écaillée laissait deviner un très vieux bois jamais entretenu, Milot asséna : « Ah voilà qui fait plaisir, certaines maisons sont aussi pourries que chez moi ici ». Mon regard et celui de Janis se croisèrent, le Letton se détendit et préféra en rire.
La Lettonie ne convoquait aucune idée préconçue dans mon imaginaire. C’était le seul des trois pays dont je ne savais rien et attendais peu. Sans savoir pourquoi. Il y avait bien le froid auquel j’avais pensé mais notre venue au mois de septembre rendait cette perspective peu probable. J’étais simplement heureux en pensant à la feuille blanche que représentait ce pays pour moi.
Le trajet de l’aéroport au domicile de Janis dura une trentaine de minutes pendant lesquelles les appartements à cinq ou six étages chassèrent les maisons individuelles de banlieue. Janis évoqua ces résidences collectives comme des vestiges de l’époque communiste. Nous entrâmes dans un de ces immeubles ternes. La vétusté du hall d’entrée me surprit ; les murs étaient troués à divers endroits, la couleur de la peinture d’origine restait difficile à identifier et la poussière jouissait vraisemblablement d’un statut de locataire bien installé.
Janis et ses parents résidaient au quatrième étage. Le Letton ouvrit deux portes dont une blindée pour nous laisser pénétrer dans leur antre. Une petite entrée de trois mètres sur trois donnait sur un corridor où on pouvait distinguer une porte d’un côté et trois de l’autre. Salon à droite. Cuisine, salle de bains et chambre à gauche. Milot explora, se frayant un chemin jusqu’à la chambre, sans doute celle de Janis. Au mur, quelques photographies et des dessins. Je voguais parmi ces images, mais une retint particulièrement mon attention : le cliché en noir et blanc d’une femme âgée à l’attitude souriante et espiègle. Son visage brillamment éclairé contrastait avec le fond de la pièce plongé dans une obscurité totale.
« Tu as pris cette photo Janis ?, demandai-je.
- Ahah non Tristan. J’aimerais bien, crois-moi. - Qui l’a prise ? - Une photographe lettonne. Inta Ruka. Elle a réalisé des dizaines de portraits de Lettons à Riga et à la campagne. - Uniquement d’individus ? - Principalement. Elle aime passer du temps avec chaque personne, elle essaye de connaitre leurs histoires avant de les immortaliser. Elle s’intéresse à la singularité de chacun. C’est sa démarche et d’une certaine manière, je m’y retrouve. - Bon, comment on s’organise pour dormir ? Et où sont tes parents ?, coupa Milot. - Ils nous laissent l’appartement pendant le voyage. Vous allez dormir dans le salon. »
Janis nous invita à découvrir cette pièce. La seule fenêtre offrait une vue sur une cour fermée avec de nombreux vis-à-vis. A l’opposé, une télé trônait sur une commode marron. Une petite table occupait un angle alors que deux canapés se faisaient face au centre de la pièce. L’absence de fioritures dans l’habillement de ce séjour frappait. Peu de décoration, hormis quelques photos et deux fleurs. Rien ne semblait superflu, tout avait une fonction, une utilité. Une approche minimaliste comme diraient certains mais je doutais que ce soit par souci d’esthétisme. Janis s’excusait de l’exigüité du salon, expliquant qu’il nous faudrait déplier un des sofas pour dormir.
Milot sortit soigneusement ses habits de sa valise et s’appropria, sans rien demander, un compartiment dans une commode. Je regardais les photos de famille, essayant de construire mentalement un arbre généalogique avec les éclairages de Janis. Tous ces clichés, hormis les plus récents, mettaient en scène cette famille devant la même maison à la campagne. La ville ne devait être qu’une pièce rapportée relativement jeune dans ce parentage.
Quelques minutes plus tard, le Letton nous enjoint à sortir. Il prétexta une envie de déjeuner mais je commençais à le connaître. Il était de ceux qui questionnent constamment leur place au sein d’un groupe, qui vont jusqu’à douter de leur légitimité dans les relations humaines, même en cas d’amitié. Je n’étais donc pas vraiment surpris qu’il nous fasse rencontrer une de ses amies très rapidement, sans doute pour reporter l’attention de l’instant sur un tiers. Une fois franchies les portes d’un fast-food, une jeune femme élancée nous accueillit avec de francs sourires. Elle nous salua par nos prénoms sans faire d’erreur, ce qui surprit Milot. Mais le Kosovar ne resta pas décontenancé longtemps, il tenta ainsi une pirouette verbale : « Janis t’avait dit que j’étais beau gosse. C’est comme ça que tu m’as reconnu ? » Tout le monde rigola de bon cœur avant de prendre place autour d’une table.
Nous échangeâmes des platitudes en attendant nos burgers, « les meilleurs de Riga » bien entendu. L’endroit était décoré avec soin, dans un esprit très urbain entre portraits de basketteurs lettons, riders de BMX et artistes hip-hop qui devaient sans doute être célèbres dans le coin. Janis griffonna une esquisse du lieu dans son carnet vert qui ne le quittait jamais, nous laissant parler avec son amie. Cette discussion tripartite se cantonna rapidement à un dialogue entre elle et moi, l’attention de Milot étant happée par des enfants jouant au football sur un terrain goudronné à proximité. Voyant le Kosovar papillonner, la jeune femme nous informa que ces jeunes du quartier pratiquaient sous la houlette de son frère. Au moment où elle l’annonça, cet homme de haute stature émergea au milieu de ce groupe de sportifs. Sans doute convaincue par notre intérêt marqué, l’amie de Janis décida de nous dévoiler l’histoire du lieu où nous étions :
« Je ne sais pas ce que Janis vous a raconté sur notre quartier mais Grizinkalns a toujours été considéré comme un ghetto. C’était déjà le cas pendant la période soviétique.
- Pourtant, cela a l’air plutôt cool ici, coupa Milot. - Ce n’était pas comme cela il y a dix ans. Nous avons construit ce restaurant puis mon frère a réussi à négocier pour que la municipalité finance cette aire de jeu pour les jeunes du quartier. - Son frère est un ancien basketteur professionnel, précisa Janis. Il a fait carrière en Lettonie et en Russie. - Quand il jouait, mon frère n’était concentré que sur lui-même, sa performance. Malgré tout, quand il rentrait à la maison, il était toujours frustré de voir que rien ne changeait, qu’il y avait toujours autant de pauvreté, d’alcooliques. Alors quand il a terminé sa carrière, il a décidé d’agir.
- Oui d’ailleurs, c’est assez beau ce qu’ils sont parvenus à faire en quelques années, compléta Janis. - Nous avons bâti ce fast-food. Cela peut sembler anodin mais cela permet aux jeunes d’avoir un endroit pour se retrouver, notamment l’hiver. Par ailleurs, nous avons créé une association pour développer des activités culturelles et sportives pour les gamins. Nous essayons de leur donner un but. »
La jeune femme n’alla pas plus loin dans son récit, jugeant sans doute que son frère serait un meilleur conteur. Les burgers terminés, nous allâmes donc à sa rencontre. Cet homme, tout en muscles, devait mesurer près de deux mètres mais il émanait de lui une certaine douceur, que je n’avais pas escomptée en le scrutant de loin. Son plaisir réel au contact de ces jeunes était aisément perceptible. Bien entendu, il nous était impossible de comprendre ce qu’il leur disait mais ses gestes simples, directs et empreints de sollicitude me permettaient d’imaginer ce qu’il voulait leur transmettre. Il vint nous saluer rapidement, laissant les jeunes garçons jouer entre eux :
« Bonjour, vous allez bien ?
- Ce sont les amis de Janis dont je t’avais parlé, le Français et le Kosovar, répondit sa sœur alors que nous le saluions d’un geste de la tête. - Ah vous avez vu les gamins jouer ? - Oui, ils ont l’air de bien s’amuser, répondis-je. C’est plaisant à voir. Il y a quelques bons footballeurs dans ce groupe. - Oui, surtout ce petit-là, ajouta Milot en fixant un blond qui dribblait. En tout cas, j’apprécie comment tu les laisses jouer. Un bon équilibre entre respect des règles et défi physique. - Vous savez, je considère tous ces jeunes comme mes petits frères et mes petites sœurs, expliqua le grand basketteur. Bien entendu, j’ai envie qu’ils prennent du bon temps en venant ici mais je souhaite avant tout qu’ils comprennent qu’il faut se battre et persister pour s’améliorer et gagner des matchs. - C’est bizarre, rétorqua Janis. Je pensais que vous axiez surtout sur le plaisir. - Avec les plus petits, oui. Mais là, ils ont déjà 13-14 ans. Cela ne sert à rien de les bercer dans un confort illusoire, cela ne leur rendrait pas service. Certains savent déjà très bien ce qui les attend.
- Ces gamins viennent souvent de familles compliquées, précisa sa sœur pour nous éclairer. Certains parents, éduqués sous l’ère communiste, ont parfois du mal à s’ajuster à notre époque. Personne ne peut les blâmer. Mais nous connaissons ces difficultés et nous essayons d’aider ces enfants avec nos moyens. - Nous ne voulons pas en faire des champions, conclut son frère. Nous souhaitons simplement qu’ils puissent se servir de ce qu’ils apprennent sur le terrain dans leurs vies quotidiennes. Nous sommes heureux quand on en voit certains qui réussissent leurs études ou qui, simplement, trouvent leurs voies. Mais personne ne peut s’en sortir sans une certaine ténacité, surtout en venant d’un quartier comme le nôtre, termina-t-il en regardant Janis. »
Encouragé par le basketteur, Milot s’invita rapidement dans une des deux équipes. Janis et moi prîmes place sur un banc à l’écart pour regarder la scène. Janis me montra quelques esquisses qu’il avait réalisées depuis son départ de France. Principalement des devantures de magasins, des façades d’immeubles mais aussi des personnes isolées. Pendant ces quelques semaines de séparation, Janis m’avait écrit ô combien il était heureux de redécouvrir Riga, qu’il y trouvait une certaine beauté architecturale comme à Bordeaux. Il s’étonnait également de ne pas y avoir porté une plus grande attention dans le passé. Pourtant je l’avais toujours connu les yeux en l’air, que ce soit quand il s’exprimait, quand il marchait ou quand il jouait au football. Un certain port altier qu’il m’avait un jour expliqué comme ceci : « Je regardais toujours par terre, étant petit. Toujours à la recherche de quelque chose de nouveau à débusquer. Surtout quand il neigeait. Et puis quand nous avons déménagé à Riga avec mes parents, mon père m’a un jour dit pendant une de nos promenades : ‘Ici, il faut que tu marches avec les yeux en l’air sinon toute la beauté de la ville t’échappera.’ »
Janis était un garçon de peu de mots, il s’agissait d’un de nos traits communs. Au fil du temps, j’avais pris l’habitude d’essayer de déceler les messages qu’il voulait que je lise à travers les dessins qu’il me montrait. Cette fois-ci, cet exercice fut impossible puisque Milot vint rapidement s’asseoir, bientôt rejoint par le basketteur. Ce dernier demanda au Kosovar s’il se débrouillait également avec une balle orange en main.
« Oui, bien entendu, répondit Milot supposant que le basketteur voulait organiser un match. Mais Janis et Tristan préfèrent le football.
- Le football ? C’est parfait. Nous organisons un tournoi sur ce terrain dans deux jours. Il manque encore quelques équipes, vous pouvez participer si vous voulez. - Pourquoi pas !, lança Janis. - Voilà une bonne idée, ajouta Milot en souriant. Dis, j’ai remarqué que quelques gamins portaient des maillots d’équipes russes, Zenit, CSKA, etc. - Tu t’attendais à ce qu’ils portent des maillots d’un club de football letton ?, rigola le géant. Non, plus sérieusement, certains enfants font partie de familles russophones donc ils soutiennent des clubs russes comme leurs pères. - Est-ce que ces enfants parlent russe et letton ?, demanda Milot. - Cela dépend. Certains parlent les deux langues, d’autres une seule. - Et cela ne vous pose pas de problèmes ici ?, continua le Kosovar semblant penser à son pays. - Non. Aucun. Je parle les deux langues donc je fais l’interprète si besoin et puis jouer au foot ou au basket leur permet également d’échanger d’une manière différente. Il n’y a pas de souci. »
La discussion se prolongea, l’ancien basketteur professionnel nous narra sa longue carrière suite aux questions insistantes de Milot. Le géant nous proposa ensuite de découvrir son quartier, une promenade s’initia donc dans un dédale de rues. Sa fierté était palpable, il prit le temps de nous raconter l’histoire de quelques personnes que nous croisions et de quelques rues que nous empruntions. Son exemple semblait avoir motivé dans son sillon une génération d’artistes et d’entrepreneurs qui redonnait quelques lettres de noblesse à cet endroit malfamé. Nous arrivâmes finalement aux abords d’un stade vieillot. Nous ne comprîmes pas les intentions du Letton quand il nous fit gravir une cinquantaine de marches jusqu’au sommet de la tribune. De cette hauteur, nous pouvions voir bien au-delà du terrain, une étendue de barres d’immeubles modernes s’offrait à nos yeux. Mais le basketteur était avant tout intéressé par le stade où nous étions.
« Voilà le Daugava Stadions.
- L’ancien stade de la sélection lettonne, compléta Janis. - Une enceinte mythique, reprit le géant se servant de ses bras pour ajouter à la solennité de ses mots. Imaginez ! Au milieu de cette pelouse, un terrain de basketball bricolé avec quelques planches de bois. Autour de cette aire de jeu, vingt mille personnes. Le tout pour une finale de coupe d’Europe de basket. Sacrée image, non ? - Ah oui, un club de Riga a été champion d’Europe, n’est-ce pas ?, glissa Milot. - Quelle culture !, sourit le Letton manifestement surpris. En effet, à la fin des années 1950, l’ASK Riga était sur le toit de l’Europe. Trois titres consécutifs. Une équipe exceptionnelle. Le basketball a toujours eu un certain prestige en Lettonie. - La Lettonie a également été championne d’Europe dans les années 30, non ?, demanda le Kosovar faussement ingénu. - Une vraie encyclopédie, sourit le géant. - Le Kosovo est une grande terre de sport, nous nous y intéressons énormément, répondit Milot recevant avec plaisir ce compliment. »
J’essayais d’imaginer ces temps anciens où les tirs à trois points n’existaient pas, où les ballons devaient être plus lourds qu’aujourd’hui et où chaque déplacement européen constituait un véritable périple. Ma rêverie fut de courte durée cependant. Le géant reprit son récit pour nous expliquer l’importance du basketball dans son pays, un sujet qui lui tenait à cœur semble-t-il :
« Quand la Lettonie a été championne d’Europe en 1935, nous n’étions qu’une jeune nation anonyme, indépendante depuis une quinzaine d’années. Grâce à cette victoire, la Lettonie n’était plus simplement spectatrice mais devint ainsi actrice sur la scène internationale.
- Tu n’accordes pas trop d’importance à cette victoire ?, demandai-je. - Non, il a raison, répondit Janis. J’ai lu des articles à ce sujet, des diplomates lettons expliquaient que cet exploit avait réellement facilité leur travail. - Vous savez, au Kosovo, c’est ce que nous entreprenons aujourd’hui, ajouta Milot. Nos hommes politiques sont persuadés que le sport est un outil puissant pour accroître la notoriété et la crédibilité de notre pays. - Cela semble logique, ajouta le basketteur. D’ailleurs, si la seconde guerre mondiale n’avait pas débuté, je suis certain que cette génération de joueurs aurait gagné d’autres trophées et rendu de grands services à la Lettonie. - Ils ont arrêté de jouer ?, demandai-je. Que sont devenus ces joueurs ?
- Cette époque fut très trouble en Lettonie, commença le basketteur sur un ton solennel. Notre pays a été envahi par les Soviétiques puis les Nazis et encore les Soviétiques. Parmi ces champions d’Europe, certains ont combattu au sein de l’armée rouge, d’autres au côté des Allemands. Les Lettons étaient embrigadés de force. La résistance lettonne a également accueilli quelques éléments. Certains de ces champions sont morts au combat, d’autres dans des camps. La majorité des survivants a émigré après la guerre. Cette équipe fut disloquée comme nombre de familles lettonnes de l’époque. »
En écoutant ce récit, je pris conscience que je ne connaissais rien du destin de ce pays et de son histoire. Milot semblait en savoir guère plus, si ce n’est les grandes lignes des palmarès sportifs. A Bordeaux, Janis avait évoqué la complexité de cette période de la seconde guerre mondiale en Lettonie mais sans jamais entrer dans les détails. En marchant vers son restaurant, le basketteur traça quelques parallèles avec sa propre histoire personnelle. Il expliqua cette scène surréaliste où deux cousins de son grand-père s’étaient retrouvés face à face pendant une bataille, chacun dans une armée adverse. Il nous raconta cette anecdote familiale avec un certain abattement en pensant aux heures terribles que ses ancêtres avaient vécues, d’autant plus que, selon lui, de nombreuses familles lettonnes avaient connu ce genre de triste destin.
En arrivant au fast-food, quelques jeunes attendaient leur mentor pour une nouvelle activité sportive. Le basketteur nous laissa donc en compagnie de sa sœur. Janis et elle avaient convenu de rentrer ensemble, puisqu’ils étaient voisins. Nous marchâmes tous les quatre, Milot restant proche de la Lettonne. Le Kosovar voulut démontrer son sens de l’orientation aiguisé en empruntant le même chemin qu’à l’aller mais Janis choisit un autre itinéraire. Quelques minutes plus tard, une immense fresque postée sur un mur d’immeuble nous envoûta. Ce dessin, de plusieurs dizaines de mètres de haut et de large, représentait trois personnages : un vieil homme à barbe blanche au centre et deux femmes au style quasi militaire à ses côtés. En arrière-plan, des forêts à perte de vue se profilaient. Les trois personnages étaient lovés dans ce qui semblait être une écharpe avec des couleurs proches de celles du drapeau letton. Janis entreprit de nous expliquer ce qu’il en était :
« C’est une fresque à la gloire de nos dieux lettons. Vous pouvez distinguer la déesse du soleil, celui du tonnerre et celle de l’eau. Au loin, il y a ces forêts qui nous sont si chères
en Lettonie. Et l’écharpe est composée de tous les motifs et dessins traditionnels que l’on peut retrouver dans les différentes régions du pays.
- Vous avez vos propres dieux en Lettonie ?, demanda Milot. - En quelque sorte, répondit l’amie de Janis. Mais ce que vous devez surtout retenir, c’est que nous sommes un peuple très attaché à notre terre. Tous nos dieux sont liés à un élément : le feu, l’eau, le tonnerre, les forêts, etc. C’est une dimension très importante de l’identité lettonne que vous aurez du mal à appréhender ici à Riga. - Mais il y a des symboles nazis, non ?, remarquai-je. - Le swastika est un symbole que l’on utilise depuis des temps très anciens dans la région balte. Il représente la croix de feu ou la croix du tonnerre. Ce ne sont pas les nazis qui l’ont inventé ! - Et vous l’utilisez toujours ?, demanda Milot. - Et pourquoi pas ?, répondit Janis agacé. Le peuple letton et ses traditions existaient avant les nazis, je ne vois pas pourquoi on ne devrait plus l’utiliser. Et ce n’est qu’un symbole parmi des centaines. - Vous savez, il y eut une grande polémique il y a quelques années, détailla la jeune femme. Pour la première fois, une réunion de l’OTAN se déroulait à Riga. La délégation lettonne souhaita offrir des gants cousus mains ornés de symboles traditionnels lettons pour les invités étrangers. - Et vous avez offert des gants avec des swastikas ?, demandai-je circonspect. - Non, quand l’OTAN reçut un exemplaire pour validation, ils réclamèrent immédiatement que ce dessin soit banni des broderies. C’est triste mais nous n’avions pas vraiment le choix. »
La jeune femme resta avec nous plusieurs heures, nous racontant quelques anecdotes innocentes sur Janis qu’elle connaissait depuis longtemps. Cette première introduction à la Lettonie m’avait marqué. Dans mon esprit, les histoires se mélangeaient. Le destin de ces basketteurs, de ces familles. La tradition lettonne, le swastika. Ce symbole avait toujours eu pour moi une connotation extrêmement négative. Mais je me demandais comment je l’appréhenderais si j’étais un jeune Letton aujourd’hui : le considérerais-je plus comme un symbole de ma culture séculaire ou du nazisme ? Pouvait-il être les deux ? Mon imagination questionnait aussi la réaction que j’aurais pu avoir si, habitant de Riga dans les années 40, j’avais vu le swastika habiller nombre de bâtiments de ma ville. Je m’apercevais que cela bouleversait d’une certaine manière des repères que je pensais solides et universels.
RomainWelter, Éditions Satinvaë, Juin 2020