J’étais arrivé le premier, comme souvent. La serveuse me fit une bise puis me servit une Guinness. Au fond de la salle, deux hommes âgés jouaient aux échecs. Leur partie immuable de seize heures. Hormis nous quatre, le pub était désert. En ces belles journées de début d’été, les badauds délaissaient ce vieux plancher ciré pour les parcs et les quais. Mais cela importait peu, le sel de ces fins d’après-midi ne résidait pas dans la rencontre d’inconnus mais dans la retrouvaille avec mes amis.
Milot et Cristi furent les premiers à débarquer. Comme chaque jour, le Kosovar nous conta ses dernières heures, faites d’aventures improbables et de sourires féminins. Sa voix rauque perturbait la concentration des joueurs d’échecs, mais ces derniers finissaient toujours par s’accorder une pause pour profiter des exploits surjoués de Milot. Dix minutes plus tard, l’arrivée de Janis compléta notre quatuor et mit un terme au monologue de Milot. Le Letton prit place sur sa chaise à l’entrée du pub. Depuis cette position, il pouvait contempler les va et-vient à l’intérieur et dans la rue. Une partie de baby-foot s’improvisa entre Cristi et Milot.
Cette scène se répétait souvent en cette fin d’année universitaire. Nous nous retrouvions chaque jour dans ce bar, devenu notre repère. Parfois, nous n’échangions que quelques mots. Notre amitié s’était construite ainsi, entre rituels et habitudes. Dans ce pub, sur des terrains de football et dans des amphithéâtres.
Un choix anodin aligna nos trajectoires individuelles qui n’auraient sans doute jamais dû se rencontrer, celui de Bordeaux pour notre dernière année de vie estudiantine. Le Letton, le Kosovar et le Roumain avaient ainsi posé leurs valises dans cette ville qui vit naître notre amitié. Mais cette parenthèse délicieuse devait bientôt prendre fin, l’été rapatriant chacun vers sa terre natale. Cette perspective implacable rendait nos rendez-vous quotidiens encore plus précieux à nos yeux. Aucun de nous n’en manquait un, même si nous ne pouvions partager que quelques minutes.
A cinq jours de notre séparation, Cristi débarqua au pub, encore plus joyeux qu’à l’accoutumée. Il ne nous fit pas languir longtemps et dévoila la raison de sa bonhomie contagieuse. Le Roumain expliqua son idée. Quelques secondes d’enthousiasme silencieux mais tangible l’accueillirent. Une sensation inoubliable. Milot répliqua en premier, ne laissant aucune chance à ce projet de s’évaporer dans l’air. Le Kosovar dévoila avec une certaine emphase les nombreux délices qui nous attendaient dans son pays.
En quelques minutes, mes trois amis se transformèrent en formidables ambassadeurs, prêts à tout pour démontrer que leurs pays étaient des joyaux qui se devaient d’être visités. L’euphorie, limitée à notre quatuor dans un premier temps, gagna même la serveuse et les deux joueurs d’échecs. Avions-nous été conquis par les descriptions, sans doute enjolivées, de ces destinations ? Partagions-nous cet espoir secret qu’un de nous propose ce type d’expédition ? Toujours est-il que nous étions maintenant persuadés qu’il était indispensable de découvrir la Lettonie, la Roumanie et le Kosovo. Connaitre ces pays était certes une perspective grisante mais nous savions surtout que ce périple potentiel représenterait une de nos dernières occasions de partager de longs moments ensemble, avant que chacun ne s’établisse dans son coin.
Cette dernière pensée m’habitait et m’avait décidé au fil des jours à faire ce voyage. Comme beaucoup, à vingt ans passés, je rêvais de grandes épopées. De routes inconnues, de nuits interminables, de rencontres improbables, de regards accrochés. Mes voyages s’étaient, à de rares exceptions, circonscrits aux frontières de l’Hexagone. L’étranger demeurait un grand point d’interrogation. Je n’en avais que de vagues notions formalisées à travers des œuvres, des personnes rencontrées ou des histoires entendues, mais aucune expérience. L’heure était finalement venue de découvrir par moi-même, avec mes yeux et mes biais. Voilà ce que j’avais en tête alors qu’une voix féminine annonçait un atterrissage imminent à l’aéroport de Riga.
Ce premier vol fut agréable. A mes côtés, une jeune femme lisait un recueil de poèmes de Constantin Cavafy. Un sourire se dessina sur mes lèvres, ce poète grec était depuis bien longtemps une réminiscence d’un amour succinct. Il réapparaissait dans ma vie à l’aune d’un voyage, je devais fatalement y voir un signe. Je décidais donc d’approcher ma voisine en glissant « En route vers Ithaque ? », mais la formule choisie se révéla plus pertinente dans mon esprit qu’une fois prononcée. La jeune femme ne leva pas les yeux de son livre comme si mes mots ne l’avaient pas effleuré. C’était sans doute mérité. Mes doigts se hasardèrent dans un second temps à tapoter son livre.
Cette fois-ci, elle ne put m’ignorer :
« Non, je rentre chez moi. J’ai déjà trouvé Ithaque, me fit-elle d’un ton terne en mettant en évidence le livre.
- Vous êtes lettonne ?
- On peut dire cela, dit-elle en restant énigmatique.
- Étrange réponse.
- Dans mon cas, il n’y a pas de réponse simple à cette question.
- Qu’allez-vous faire en Lettonie ?
- Je vais retrouver des amis pour quelques jours.
- Ah, comme tous les jeunes Britanniques et hommes de l’ouest. Vous venez profiter des charmes de Riga… »
Je ne sus quoi répondre à cette dernière affirmation décochée sur un ton féroce. La gestuelle de la jeune femme ne m’offrit de toute façon pas vraiment l’opportunité d’une réplique, elle plongea à nouveau son regard dans les mots de Cavafy. Je n’étais pas vraiment vexé.
On s’habitue à ne pas plaire.
A l’approche de l’atterrissage, des voyageurs commençaient à mettre leurs vestes pour s’assurer une pôle position parmi les sortants alors que d’autres rallumaient leurs téléphones en quête d’un lien avec le monde extérieur. A cet instant, la demoiselle m’adressa à nouveau la parole, dans un excellent français :
« Désolé, je ne sais pas pourquoi je vous ai parlé ainsi, glissa-t-elle dans un sourire en quête de pardon. Je doute que vous soyez de ceux qui viennent à Riga uniquement pour rencontrer des filles et boire des bières. Peu doivent connaître Cavafy dans cette catégorie.
- Il n’y a pas de mal. Vous parlez très bien français, où l’avez-vous appris ?
- J’ai étudié au lycée français de Riga et je viens de terminer des études de lettres à Paris. Je vais devenir enseignante de français.
- Les futurs élèves sont chanceux, répondis-je avant de relancer sur Cavafy. Et comment notre poète grec est entré dans votre vie ?
- En France, j’ai rencontré un de ses compatriotes qui parlait sans arrêt de lui, louant ses vers à longueurs de discussions. C’est le dernier livre que j’ai acheté avant de quitter la France.
- Verdict ?
- Il y a certaines vérités dans ses écrits. »
Cela en était resté là. Elle n’était pas de celles qui se dévoilent, je n’étais pas de ceux qui forcent les choses. A la descente de l’avion, un simple sourire fit office d’au revoir. Quelques minutes plus tard, je devais rencontrer Milot et Janis dans le hall principal de l’aéroport.
L’aventure débutait.
Romain Welter, Editions Satinvaë, Juin 2020