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Les Voyages de Romain

"La jeune femme me donna rendez-vous au pied de l’horloge Laima, dans le centre de Riga. Mes trois compères m’avaient quitté, profitant de cette journée pour errer au bord de la mer Baltique. Autour de moi, des inconnus effectuaient ces mêmes gestes de retrouvailles, cette horloge semblait être un point de rendez-vous très prisé. Couples, amis, parents, il était plutôt aisé d’identifier qui était qui au moment des rencontres, selon la manière dont ils se regardaient, se touchaient, s’embrassaient.

Je me posais des questions quant au bien-fondé de ce rendez-vous. Que se passerait-il si nous n’avions rien à nous dire ? Les belles impressions de la soirée passée ensemble ne seraient-elles pas ternies ? Je ne savais quasiment rien de cette jeune femme, hormis l’initiale de son prénom. Mais durant ces deux derniers jours, j’avais eu le temps de la fantasmer, de l’imaginer si bien que la réalité serait certainement décevante.

Elle arriva deux minutes après l’heure convenue. Elle apparaissait naturelle, sans effort superflu que ce soit au niveau de sa tenue ou de son maquillage. Elle me tendit la main alors que l’on s’était quitté sur des bises. Mais soit, moi aussi je trouvais cela plus convenable. Et puis il y eut malgré tout une certaine tendresse dans ce contact entre nos mains.

Elle me demanda comment s’était passé ce week-end à la campagne. Je n’avais pas vraiment envie de passer du temps à ne parler de rien, sachant que nous n’avions que quelques heures à partager. Malgré cette urgence, la première heure fut surtout marquée par de longs échanges de silence. Nous marchâmes à travers la vieille ville, découvrant quelques bâtiments qu’elle aimait.

Avec Marina, les premiers silences furent naturels. Aucun de nous deux ressentait le besoin de les enterrer sous un flot de paroles vaines, il s’agissait peut-être aussi d’une manière de se jauger, de s’envisager. Je tentais d’accrocher son regard pour la lire mais elle ne me l’offrait que prudemment. Ses yeux étaient souvent cachés par cette frange tombante. Elle savait que le regard servait à voir mais aussi à être vu. Une discussion triviale sur la France s’initia, puisqu’il fallait bien trouver un sujet :

« D’où te vient ton attrait pour mon pays ?


- Comme toutes les petites idiotes, je suis tombée amoureuse de l’image d’Epinal de la France. La Tour Eiffel, Piaf, Delon, etc. Le pays de la flamboyance, du charme, des esthètes.

- Oui, une vraie carte postale…

- Et puis il faut savoir qu’on voyait souvent des films avec Louis de Funès à la télévision. Une véritable légende française. J’aimais beaucoup ses comédies, et c’est grâce à lui qu’un jour j’ai rencontré Bourvil.

- Tu connais Bourvil ?, demandai-je surpris.

- Bien entendu. Tout le monde parlait de Funès mais je ne voyais que Bourvil. Il y avait quelque chose dans son jeu, dans la façon d’être de cet homme qui m’attirait. Dans un premier temps, je ne l’ai vu que dans des comédies mais il semblait aussi avoir cette mélancolie sous-jacente. A la même époque, le Centre Culturel Français a ouvert à Riga. J’ai commencé à voir d’autres films avec Bourvil, notamment Le Cercle Rouge. Et puis j’ai écouté ses chansons.

- Je crois que je ne connais aucune de ses chansons.

- Ecoute La Ballade Irlandaise. Avec le temps, j’ai découvert que Bourvil était bien plus que cet acteur comique. Je me suis alors dit que la France était peut-être, à l’instar de ce comédien, plus que ce j’avais imaginé de prime abord.

- Et alors, préfères-tu la France que tu fantasmais ou celle que tu connais maintenant ? - Celle que j’imaginais était sans doute plus pure. Plus idéale. Mais il est toujours mieux de connaitre les facettes sombres d’une personne pour réellement apprécier ses qualités. J’aime toujours la France.

- Qu’est-ce qui t’a le plus marqué pendant la période où tu as vécu en France ? - J’ai trouvé qu’il y avait une vraie dichotomie entre l’image de la France à l’étranger et celle que les Français se font de leur pays. Pour nous, la France représente une nation qui rayonne sur le monde entier, avec une vision et des principes universalistes. Mais en vivant chez vous, j’ai surtout rencontré des gens refermés sur eux-mêmes, composant avec leurs soucis quotidiens et dénués de cette hauteur de vue que je pensais être un trait commun à chaque Français.

- Et quelle image de la France vas-tu transmettre à tes futurs élèves ? - Celle d’un pays avec une culture admirable mais aussi ses problèmes sociaux, ses questions. D’ailleurs je pense que vos chansons, films, livres sont de bonnes portes


d’entrée pour comprendre les questionnements qui ont toujours bouleversé la France. Je vais essayer de mener mes élèves sur ce chemin. »

En l’écoutant parler, j’imaginais une vie avec elle. Un exercice de rêverie que j’effectuais avec chaque demoiselle qui m’attirait. Et j’avais plongé dans de nombreux songes durant ces dix dernières années. Avec Marina, cela voudrait sans doute dire déménager en Lettonie, vivre dans un pays où la langue m’était étrangère, trouver un travail alimentaire. Etais-je prêt à cela pour une odyssée amoureuse ? Ma naïveté et mon besoin d’aventure me feraient prendre un billet d’avion mais mon manque de courage ou mon pragmatisme me laisseraient sans doute hésitant sur le tarmac. Si je ne réussissais pas réellement à devenir celui que je voulais être en France, pourquoi y parviendrais-je en Lettonie ? Me voyant réfléchir, la jeune femme tenta de s’immiscer entre mes pensées :

« De quoi rêves-tu ?

- J’essaye d’imaginer si un départ à l’étranger peut aider quelqu’un à mieux se définir ou à se redéfinir si besoin.

- J’en doute. Tu peux peut-être faire illusion auprès de ceux qui ne connaissent pas ton passé. Mais je ne crois pas qu’un changement d’environnement soit la solution pour que tu puisses évoluer intérieurement.

- Un pansement sur une jambe de bois.

- Oui je crois. Tiens, regarde. »

Elle sortit de sa veste noire le recueil de poèmes de Cavafy, passant quelques secondes à en chercher un en particulier. Puis pliant la page à son sommet, elle me tendit le livre. Il s’agissait du poème La Ville.

Tu dis : « Je gagnerai une autre terre, je gagnerai une autre mer

Il s’offrira bien une autre ville, meilleure.

Ici, quoi que je tente est condamné d’avance.

Mon cœur est, tel un mort, enseveli.

Jusqu’à quand mon esprit va-t-il endurer ce marasme ?


Où que mes yeux se tournent, où que je regarde,

Je vois ici les noirs décombres de ma vie

Que durant tant d’années, j’ai gâché, j’ai détruite. »

De nouvelles terres tu n’en trouveras pas, tu ne trouveras pas d’autres mers. La ville te suivra. Le long des rues, les mêmes,

Tu traîneras. Dans ces quartiers, les mêmes, tu vieilliras.

Dans ces mêmes maisons, tu blanchiras.

Dans cette ville toujours tu te retrouveras. Quant aux ailleurs

N’y compte pas. Point de navire pour toi, point de chemin.

Ta vie, tout comme tu l’as gâchée sur ce lopin,

Tu l’as détruite sur toute la terre.

Son sourire accueillit mes yeux qui se détachaient du livre. Même si je n’avais pas clairement exprimé mes questionnements, elle semblait m’avoir compris. Devais-je lui en dire plus, me dévoiler au risque que l’instant perde de sa magie ? Je jugeais que non et elle n’en demanda pas plus. Elle m’invita à rentrer dans un immense bâtiment blanc aux dimensions spectaculaires. Un musée d’arts.


Nous visitâmes les trois niveaux tranquillement. Mon regard errait mais mon entendement des œuvres était limité. Heureusement, ma compagne d’un jour fut une guide admirable, m’offrant à la fois la possibilité de comprendre le contexte historique des œuvres et parfois même la réflexion de l’artiste, me dévoilant son cheminement à travers ses diverses créations. Elle aimait particulièrement quelques peintres des années 1940 et 1950. Elle me présenta ainsi Eduards Kalnins et Janis Osis. Marina louait le réalisme de leurs tableaux qui célébraient les petites gens, en l’occurrence des pêcheurs.

Mais la Lettonne ne m’avait pas convié ici pour ces deux peintres. Elle souhaitait me faire rencontrer un autre homme. Un artiste bien entendu. La moitié d’une petite salle lui était consacrée : quelques sculptures au centre de la pièce, des dessins et des collages encadrés aux murs. La jeune femme prit le temps de regarder ces œuvres comme si elle les voyait pour la première fois puis vint me parler quand elle jugea que j’avais contemplé assez sérieusement le travail de l’artiste :

« Je te présente Gustavs Klucis.

- J’aime beaucoup ses photomontages, c’est très moderne.

- Klucis était un génie. Un vrai génie, un homme en avance sur son temps. Sa manière d’envisager l’espace a tout révolutionné. Une vision futuriste.

- C’est l’artiste letton le plus connu ?

- Difficile à dire. Son histoire et son parcours en font un homme controversé. Comme tu peux le voir, beaucoup de ses œuvres étaient en fait de la propagande communiste. Notamment à la gloire du peuple et de Staline.


- Le faisait-il sciemment ?


- Avait-il le choix ? Je ne sais pas, c’est toujours facile de juger avec le recul de l’histoire. Son art fut sans doute utilisé à des fins critiquables, il fut soit naïf, soit complice mais reste que ses créations ont un réel intérêt artistique.

- C’est étrange, je pensais que le ressentiment envers les Russes ou les Soviétiques et tout ce qui était communiste serait beaucoup plus important en Lettonie. - Oh il est important, ne te trompe pas. C’est un passé somme toute encore assez récent et les gens n’oublient pas facilement. La Lettonie reste un petit pays, qui sera quoi qu’il en soit toujours sous la menace de l’ogre russe. Les Lettons y pensent souvent mais cela se révèle différemment selon la trajectoire personnelle de chaque individu. - Mais tu n’en veux pas à Klucis malgré ses œuvres politiques ?


- Quand on s’est rencontrés dans l’avion, tu m’as demandé si j’étais lettonne. Te souviens-tu de ma réponse ?

- Quelque chose comme ‘on peut dire cela’, non ?

- Oui. Ma mère est ukrainienne, elle est arrivée à Riga à la fin des années 1970 pour travailler. Mon père est russe. Il fait partie d’une famille qui était originaire de Rostov. Ils sont arrivés dans les années 1950 quand l’URSS décida de faire venir des familles russes en Lettonie afin de limiter l’influence des Lettons dans leur propre pays. Mon père est né ici mais il ne parle pas letton. Il le comprend mais ne le parle pas. Idem pour ma mère.


- Tu es donc la seule de ta famille à parler letton ?

- Oui. J’ai appris grâce à des voisins lettons puis à l’école bien plus tard. Je suis la seule citoyenne lettonne de ma famille.

- Comment ça ?

- Mes parents sont, ce qu’on appelle ici, des non-citoyens.

- Des non-citoyens ?

- Ils n’ont pas la citoyenneté lettonne et ils ne sont ni russe, ni ukrainien. - J’ai du mal à comprendre.

- A la chute de l’URSS, la Lettonie a offert la citoyenneté à toutes les familles qui étaient lettonnes avant 1940. Mais comme je te l’ai expliqué, mes parents venaient d’ailleurs. Ils ont donc un passeport letton mais il est indiqué non-citoyen. - Et cela les prive de quoi ?

- Notamment de voter. Par contre, ils peuvent voyager en Russie sans visa, contrairement aux citoyens lettons.

- Et ils ne veulent pas le devenir ?

- Ils y ont pensé. Mais mon père estime que ce n’est pas de sa faute si sa famille fut envoyée en Lettonie et qu’il est humiliant qu’il soit nécessaire de faire une démarche pour obtenir une mention sur son passeport. Et puis honnêtement il n’en a pas vraiment besoin. Ma mère a tenté à deux reprises de passer le test pour devenir citoyenne mais son niveau écrit en langue lettonne est trop faible, alors elle a laissé tomber.

- Mais tes parents n’ont pas envisagé de partir après 1991 ?

- Non, pourquoi ? Leur vie était ici. Ils avaient leurs amis, leurs boulots, une partie de la famille. Quant à moi, j’ai grandi ici, j’ai des amis lettons et russes. Mais je voulais pouvoir vraiment m’inscrire dans la vie du pays alors j’ai décidé de devenir citoyenne lettonne. Je le suis depuis deux ans.

- Tes parents n’ont pas pensé que tu les reniais en faisant cela ?

- Non, ils ont compris. C’est simplement du bon sens. »

Je comprenais maintenant un peu mieux la propension de cette jeune femme à prendre du recul sur l’histoire et les choix délibérés ou forcés de Klucis. Le cheminement pour construire sa propre identité avait dû être compliqué pour elle aussi, entre une famille paternelle éparpillée par la politique de russification dans les pays baltes, une mère ukrainienne et des


amis à la fois lettons et russes. Elle s’en sortait bien, me dit-elle en souriant : « J’aurais pu faire comme d’autres. Choisir une identité et la défendre coûte que coûte. J’ai de vieux amis qui sont comme ça, notamment du côté russe. A critiquer tout ce qui est letton, à glorifier la culture russe. Mais ils n’envisagent cependant pas une seconde d’aller vivre en Russie car malgré tout la Lettonie, c’est l’Union Européenne ! Moi, j’ai décidé d’optimiser ma situation. J’ai glané de ma mère les poèmes de Shevchenko, de mon père les contes de Dostoievski, de la Lettonie une culture de la résistance d’un petit pays. Je ne renie rien de mes trois pays mais j’essaye de composer avec ce qu’ils ont à m’offrir pour devenir la meilleure personne possible. Je suis une enfant de l’URSS dans un pays européen. Je n’oublie pas le passé et ce que ma famille a subi. Mais je ne peux plus construire le passé, alors j’essaye simplement d’être un élément positif de la société où je vis pour aujourd’hui et demain. C’est aussi pour cela que je voulais devenir professeur. »

Il ne faisait aucun doute que le temps m’aurait rendu amoureux d’elle. Mais je n’étais pas grand-chose comparé à elle. Je le savais. Elle avait une vision des choses que je lui enviais ; comme si elle avait su, en composant avec toute la diversité de son passé, parfaitement baliser son avenir. J’en étais incapable. Je ne connaissais pas mon chemin. Est-ce que m’associer à une jeune femme qui savait définir une voie m’aiderait ? Peut-être. Elle pourrait devenir ma boussole. Mais je n’eus guère le temps de l’envisager. Mon téléphone sonna, mes trois compères venaient de rentrer de Jurmala et attendaient dans un café du centre. Marina m’y accompagna.

L’attitude de la jeune femme changea sensiblement quand nous rejoignîmes mes amis. Si ouverte et affable avant, elle devint spectatrice. Janis nous demanda ce que nous avions fait puis Cristi raconta Jurmala :

« C’est une jolie ville thermale. Calme. Au moins on aura vu la mer Baltique.

- Oui, à défaut de s’y baigner, ajouta Milot. Janis nous avait dit qu’on pouvait mais c’est impossible, elle est trop froide. Les gens ne nagent pas ici, ils se trempent simplement. - Vous avez vu quand nous étions dans le train qu’une ville s’appelait Zolitude ?, demanda Cristi.

- Oui, fit Janis.

- C’est un nom étrange.

- Cela ne veut rien dire en letton.

- En tout cas, cela m’a vraiment marqué. Voir tous ces grands ensembles les uns à côté des autres et ces innombrables parkings avec ce nom Zolitude. Les gens qui vaquent à leurs occupations. Une ironie certaine dans ce tableau.

- Mes parents y vivent, répondit Marina sans amertume. »

La jeune femme nous quitta quelques minutes plus tard, arguant d’un rendez-vous oublié. Cette terrasse de café fut la scène de notre au revoir. Les mots s’absentèrent pendant quelques secondes, nous savions tous deux qu’il était fort peu probable que nous nous revoyions dans le futur. Alors nous nous sommes simplement enlacés. Elle m’expliqua qu’elle serait sans doute de passage en France l’an prochain. Cela sonnait comme une promesse vaine mais je l’acceptais avec un grand sourire. Après tout, pourquoi aurait-il fallu tuer cette illusion naissante ?

La dernière soirée lettonne fut quelconque. Nous jouâmes aux cartes quelques instants. Constatant mes difficultés à me concentrer sur le jeu, mes amis me charrièrent longuement. Les parents de Janis vinrent ensuite nous saluer. Dans nos esprits, le chapitre letton se terminait paisiblement et nous attendions de rejoindre la Roumanie. Notre avion partait à cinq heures du matin le lendemain."


Romain Welter - Octobre 2020

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