Chapitre 1
Avril 1968
« Des idées, des idées, j'en ai cent, j'en ai mille. Des bonnes, des mauvaises, applicables, irréalisables... il suffit de faire le tri ! » Roos.
Perdu dans ses pensées, un homme se tenait debout, les mains croisées dans le dos, devant les grandes baies vitrées de son appartement haussmannien. De grande taille, sa carrure était athlétique. Vêtu d'un impeccable costume de luxe bleu marine avec de fines rayures blanches, ses cheveux épais noirs corbeau, coupés courts, mettaient en valeur les traits harmonieux de son visage anguleux. Le front large, le menton carré et la mâchoire volontaire, son magnétisme se complétait par un nez grec et des lèvres charnues. Il passa sa langue dessus rapidement pour les humecter, sans même y penser.
Son geste était furtif, semblable à celui d'un serpent .
Pendant une seconde, il se contempla dans le reflet de la vitre, capturant son propre regard gris - luisant et froid comme la glace - avant de le laisser à nouveau vagabonder sur les lumières parisiennes. La vue qui s'offrait à lui était tout simplement splendide, les larges boulevards illuminés, la tour Eiffel qui brillait de mille feux au loin. En ce soir d'avril, la température était plutôt agréable, annonciatrice d'un printemps magnifique pour les parisiens. Les terrasses des cafés se remplissaient déjà en cette saison, accueillant touristes et autochtones profitant du soleil précoce. Les femmes sortaient à nouveau jambes nues, les jardins fleurissaient, les oiseaux chantaient, les gens reprenaient vie avec le changement de saison. L'homme fronça les sourcils. Toute cette joie de vivre le rendait malade. Rien que ce soir - un vendredi soir - les rues devaient grouiller de jeunes avides de faire la fête, heureux d'être ensemble. Et pourtant, le mois prochain, la capitale serait très agitée. À cette pensée, un léger sourire étira ses lèvres. Son reflet se déforma dans la vitre, comme avec un temps de retard. Comme si elle avait eu peur de renvoyer sa propre image. Celle d'un monstre prêt à dévorer sa proie.
« Mai 68, mes agneaux. Votre bonne humeur va vite s'envoler, dit-il de sa voix profonde, caverneuse. Ce sera à mon tour de me marrer un peu. »
En attendant, il avait besoin de réfléchir. À quoi, il ne le savait même pas. Son sourire avait disparu. Il ferma les yeux quelques instants, soufflant brièvement de lassitude. Un état des lieux s’imposait. Le mouvement américain hippie à la con se dirigeait enfin vers sa fin, mais ça ne lui suffisait pas. Il n'avait pas manqué de préparer habilement sa riposte pour répondre à cette foutue Peace & Love mania avec panache. Pisse and Love, oui. Il avait fomenté la guerre du Viêtnam, l'assassinat de Martin Luther King, et Mai 68 aussi. Sans oublier les drogues distribuées aux hippies. Ça c'était du génie ! Les conséquences pour ces détraqués du ciboulot promettaient beaucoup. Pour ne citer que cela. Si ça, ce n'était pas de la contre-attaque...
« Mai 68, ça sonne super bien d'ailleurs, fit-il remarquer à son reflet. »
Il décida d'aller se balader. Se frotter à la fange de la ville l'aiderait peut-être à réfléchir plus facilement. Une fois dans la rue, il enfonça ses mains dans les poches de son par-dessus, enfilé à la hâte avant de sortir. D'un pas alerte, il déambulait sans but, humant les odeurs urbaines multiples. Certes, la capitale ne manquait pas de charme, mais la beauté des lieux le laissait complètement indifférent. Il regrettait amèrement les rues américaines, Chicago, New-York, où les meurtres à l'arme à feu étaient monnaie courante. Pour lui, les parisiens manquaient cruellement d'intérêt. D'ordinaire, il était toujours occupé sur une affaire. La lutte est un labeur perpétuel, difficile et minutieux. Mais ce soir, l'homme était en vacances à Paris : il s'était octroyé une soirée de congé. Une ville d'artiste comme celle-ci lui avait semblé appropriée pour la recherche d’un nouvel objectif concret. Quelque chose qui lui ferait prendre une longueur d'avance sur son adversaire. Il voulait du neuf, du spectaculaire. Du créatif. Pas du médiocre, de la lutte au coude à coude classique, vue, revue, et encore revue. D'ailleurs, une certitude l'habitait : il devait frapper à l'international. Une guerre nucléaire était une idée très séduisante, mais l'amusement serait de courte durée : en quelques heures, tout serait terminé. La victoire serait totale... Mais l'idée était peu originale, pour ne pas dire évidente. De même la succession d'évènements et les influences à échafauder pour y aboutir seraient complexes. Sinon, le réchauffement climatique était en bonne voie, mais les complications intéressantes seraient plus que longues à venir.
En proie à son débat intérieur, l'homme ne remarqua pas le groupe de jeunes gens qui riaient aux éclats, titubant légèrement dans sa direction sous l'effet de l'alcool. Lorsqu'ils ne furent plus qu'à quelques mètres de lui, ils se turent subitement. Tous avaient la chair de poule, une vague de frissons erratiques parcourant leurs corps. On eut dit que le désespoir, devenu tangible, les avait soudain enveloppés d'un linceul oppressant. Ils tentèrent de distinguer l'homme qui marchait dans le noir, glacés de terreur. Celui-ci continua son chemin sans ralentir, dépassant la troupe ébahie sans même leur jeter un regard. Les jeunes se regardaient entre eux sans savoir que dire, éprouvant déjà l'impression fugace d'avoir partagé une crise de paranoïa collective. Inconsciemment, la joyeuse bande mit ça sur le compte de la grosse quantité d’alcool qu’ils avaient ingurgitée, additionnée au cannabis qu'ils avaient fumé. Ils s'ébrouèrent et reprirent leur chemin sans échanger un mot, avides d'oublier ce moment inexplicable et effrayant. L'homme stoppa son chemin devant un cinéma. Une affiche l'avait interpellé :
« La nuit des morts-vivants ». Sur la photo, des cadavres marchaient les bras tendus devant eux. Marrant. Il se torturait l'esprit de façon improductive alors qu'étant exceptionnellement de repos, il aurait plutôt dû profiter de son temps libre. Il entra dans le cinéma, bien décidé à voir le long-métrage et son concept inédit. Il y aurait sûrement plus d'horreurs à l'écran ce soir-là que dans Paris, de toute façon.
Le film l'émerveilla plus qu'il ne l'aurait cru possible. Les créatures notamment, l'avaient complètement fasciné. Ces morts, se mouvant encore dans l'unique but de dévorer leurs congénères vibrants de vie et de terreur... Les morsures fatales, le péril de la race humaine. Un chef d'œuvre... Le genre d’idée audacieuse qu'il recherchait. Une horreur absolue : des gens décédés, bouffant littéralement vivantes d'autres personnes. L'homme avait envie d'embrasser le réalisateur du film : il avait sensiblement et honteusement sous-estimé le génie du genre humain. Planté sur le trottoir devant le cinéma, tout à son enthousiasme, il avait complètement oublié de se tenir en dehors du halo des réverbères. Dans la lumière, il était beau et effrayant. Comme magnétique. Mais le pire, c'était son ombre, qu'il dissimulait ordinairement soigneusement aux badauds. Elle était immense comparée à lui, difforme, et comme... En mouvement. On eut dit qu'elle ondulait légèrement, accentuant encore la forme d'une créature hideuse tapie dans l’obscurité. L'homme s'alluma distraitement une cigarette en rejoignant les bords de Seine, sa main inoccupée au fond de sa poche doublée d’une soie exquise. Il avait besoin maintenant de réfléchir à l'exécution de son nouveau plan. Seulement le stupide règlement du jeu ne lui rendait pas la tâche simple. Le Premier Précepte notamment, le père, qui avait engendré tous les suivants. Comment passer outre, le contourner ? Le contourner. Le mot prit tout son sens. Plus l'idée germait et prenait forme au fond de son esprit et plus son sourire carnassier déchirait son visage en deux. Eurêka. Les hommes disent toujours que les règles sont faites pour être enfreintes, non ? Lui les avait, jusque-là, toujours respectées, sans même se figurer un seul instant qu’il fut possible de ne pas s’y conformer. Le bilan de ses réussites stratégiques dans la lutte ne s’en trouvait que plus gratifiant. Cependant, plus il y pensait, plus il se sentait prêt à... tricher. Juste un peu. Maintenant qu'il y avait songé, qu’un moyen de frauder se présentait à lui sur un plateau d’argent, il ne pouvait certainement plus reculer. Le contrôle des événements en serait plus aisé. Les efforts et les obstacles pour atteindre l'objectif donné seraient beaucoup moins nombreux à fournir. Fort de ces considérations, il se sentait plus léger. Sa décision prise d’éluder le règlement du Jeu, il décida en conséquence de profiter de la fin de sa soirée de détente. Les détails du plan attendraient le lendemain. Les scènes macabres du film l'avaient mis en joie, de toute façon. Excité, même. Il prit donc gaiement la direction de Pigalle, avec la ferme intention de se trouver une femme qui lui tiendrait compagnie ce soir-là.
Capucine Abadie, Editions Satinvaë, Juin 2022