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Les Aventures de Romain - Chapitre 5

Ce matin-là, sur le quai, l’euphorie de la nuit passée ne s’était pas encore dispersée. Le train qui accueillait nos corps fatigués paraissait désuet, de ceux qui ne circulent plus que sur les lignes régionales les plus délaissées en France, où les banquettes sont collectives et le cuir sec.


C’était apparemment la norme pour les trains en Lettonie. Il n’y avait pas vraiment plus luxueux, hormis pour les trains internationaux en direction de la Russie. Nous allions simplement un peu plus à l’est, alors nous devions nous contenter de ce carrosse.

Milot faisait preuve d’un engouement non feint à l’orée de ce voyage. La raison de cet entrain fut dévoilée rapidement: il n’avait jamais pris le train. Cette annonce en surprit certains alors le Kosovar entreprit une explication des modes de transport dans les Balkans.

« Premièrement, vous devez savoir que tout le monde a sa voiture au Kosovo. Dès que tu es en âge de conduire, c’est une des premières choses que tu achètes. Si tu dois compter sur les transports en commun au Kosovo, mieux vaut t’acheter une bonne paire de chaussures, tu perdras moins de temps.


- Mais vous n’avez pas de bus, pas de train ?, demanda Janis. - Il y a quelques trains mais c’est plus pour les touristes qui ont du temps à perdre. Par exemple, si je dois partir en vacances en Albanie ou au Monténégro l’été, j’irais soit en voiture, soit en bus.

- Alors le transport par bus est développé dans les Balkans ?, demandai-je.

- Oui, il y a énormément de compagnies privées, de petites entreprises qui organisent cela. L’été, tu vois tous les soirs des bus partir de Prishtina ou Mitrovica, deux villes du Kosovo, pour rejoindre les côtes albanaises ou le Monténégro. Ce n’est pas très cher et c’est très pratique. »

Chacun ajouta quelques anecdotes sur les transports dans son pays. Milot et Janis prirent places au bord des fenêtres pour apprécier le paysage. Malgré la fatigue apparente sur son visage, le Letton semblait très heureux. Il s’exclama : « C’est une très bonne chose que l’on aille dans cette région. Vous verrez la vraie Lettonie ; j’ai grandi par là-bas, ma grand-mère y vit encore. Cela va te faire drôle Tristan je pense, c’est la vraie campagne ici ; pas comme ce que vous appelez campagne chez vous. »


Un semblant de coalition de sourires à mon encontre se forma entre Milot, Cristi et Janis sur l’instant.


Le Roumain se rapprocha de moi quelques minutes plus tard alors que nous dépassions la ville d’Ogre. Il me tendit un bout de papier en accompagnant son geste d’un clin d’oeil :


« De la part de la jeune femme d’hier soir.

- Celle avec qui je parlais ?

- Oui. La petite brune.

- Mais quand t’a-t-elle donné ce papier ?

- Quand je suis retourné à l’intérieur pour aller aux toilettes. Elle te cherchait mais au final, elle me l’a donné. »

Le petit feuillet était plié en quatre. Le message écrit au feutre orange était le suivant : « Nous prendrons le temps de vivre, d’être libres… »

Au dos, une initiale et un numéro complétaient la missive. Il ne me fallut que quelques secondes pour me remémorer cette chanson de Moustaki et les derniers mots échangés avec la jeune femme le soir précédent : « Maitrise-t-on jamais son temps ? » Il me faudrait attendre deux jours mais il ne faisait aucun doute que je devais la revoir. Au moins pour discuter plus longuement de Cavafy et Moustaki.

La distance entre les villes se faisait de plus en plus importante à mesure que le train avançait. Nous pouvions contempler à loisir la verte et brune Lettonie, avec ses champs, ses forêts et ses quelques lacs. Certains endroits me faisaient penser aux Landes avec leurs immenses armées de pins, laissant parfois deviner une étendue d’eau. Le temps était clément. Janis dessinait la vie qui continuait dehors : quelques anciens jouant aux dames, un père apprenant à sa fille à faire du vélo, la cohue d’un samedi matin dans un centre commercial. J’avais du mal à imaginer ce que les gens pouvaient faire dans ces petites villes, comment ils pouvaient subsister. Comment tous ceux que je voyais à travers la fenêtre avaient bâti leurs existences, se rendaient utiles à la société ou du moins trouvaient un moyen de survivre jour après jour. Les quelques bâtiments industriels que nous pouvions apercevoir au bord des rails semblaient tous à l’abandon et pourtant il n’y avait aucun doute sur le fait que la vie continuait dans cette région, que ces gens existaient et consommaient. Zane me souffla que nombreux étaient ceux qui travaillaient à Riga, malgré les deux ou trois heures de route à effectuer chaque jour.


Nous descendîmes du train deux arrêts avant la ville de Daugavpils. Le compagnon de Laura, un Letton aux longs cheveux blonds bouclés et à la barbe épaisse, nous attendait àl’arrivée. Une vieille fourgonnette relaya le train, une radio tentait tant bien que mal de restituer quelques chants lettons. Zane et l’homme, qui s’appelait Martins, discutaient à l’avant alors que nous regardions simplement le paysage. Plus les kilomètres passaient, plus les habitations s’espaçaient, moins le balisage sur la route était apparent. Quelle était notre destination finale ? Il nous fallut attendre une quarantaine de minutes pour le savoir.


Une dernière route qui n’en était pas, simplement de l’herbe couchée sur la largeur de passage d’une voiture et nous découvrions finalement l’endroit. Un vieux corps de ferme composé de trois bâtiments situés autour d’un puits central. A l’horizon, de l’herbe, des forêts et un lac formaient le paysage. Martins nous souhaita la bienvenue en expliquant que tout ce que nous pouvions voir ici appartenait à sa femme et lui, « aussi loin que vos yeux portent ».

Une petite fille d’environ six, sept ans vint à notre rencontre. « Ma fille Cristina », dixit Martins. Elle nous salua soit en letton, soit en anglais selon nos premiers mots. Le propriétaire des lieux nous montra un endroit du doigt, un pré où les pommiers erraient en maîtres. Nous étions les derniers arrivants, une flopée de tentes avait déjà pris possession des lieux. Au fur et à mesure, nous découvrions les collègues de Zane, leurs maris ou femmes, quelques fois leurs enfants. Deux chiens profitaient également de ce week-end à la nature.

Alors que nous montions notre tente, l’Italienne Laura vint s’enquérir de notre bien-être et discuta brièvement avec Cristi, ce qui ne manqua pas de faire réagir Milot.

« Oh le Roumain, elle est mariée et on reste chez son mari tout le week-end alors fais pas le con !, s’esclaffa le Kosovar. En plus, ils nous prêtent une tente.

- Ne t’en fais pas Milot. Je sais me tenir…

- D’ailleurs, de quoi avez-vous discuté pendant toute la soirée hier Cristi ?

- De l’Italie.

- Ah ton sujet favori hein !

- Et alors qu’as-tu pensé de Laura ?, interrogea Janis.

- Elle a l’air très douce, calme. Mais la manière dont elle évoque l’Italie m’a laissé pantois.

- Comment ça ?, demandai-je.

- Comment vous expliquer ? Je sais très bien que j’ai sans doute une vision biaisée, mystifiée de l’Italie. Mais je ne comprends pas comment un Italien peut ne pas ressentir et comprendre qu’il est issu d’un des plus beaux pays d’Europe voire du monde. Si Milot se mettait à critiquer le Kosovo, je comprendrais mais vous autres à l’ouest, vous en venez souvent à parler de vos propres pays dans des termes très négatifs. Même en France, j’ai croisé de nombreuses personnes qui agissaient ainsi. »

Cristi distilla ces derniers mots en me fixant, attendant sans doute une réponse de ma part. Je n’en avais pas. Au fond de moi, j’aimais la France. Mais je m’étais souvent posé la question de savoir si mon amour de la France se basait sur ce qu’était réellement ce pays ou sur la relation que j’entretenais avec lui à travers mon lieu de naissance, qui était à mon sens le fruit du hasard. S’il s’agissait d’une passion raisonnée ou sentimentale. C’était une question complexe et j’espérais d’ailleurs que ce voyage puisse m’aider dans cette réflexion. Mais j’attendais également de voir la Roumanie et le Kosovo pour en discuter plus sereinement avec mes camarades.

Quelques dizaines de minutes après notre arrivée, une visite guidée des lieux fut organisée. Le bâtiment principal était une vieille maison de plain-pied, sans doute bâtie au début du siècle dernier. Des symboles lettons ornaient les murs. A l’intérieur, l’aménagement paraissait spartiate mais commode. Martins prit le temps de raconter l’état dans lequel se trouvait cette demeure un an plus tôt lors de l’achat et l’étendue des travaux qu’il avait à entreprendre petit à petit. Et souvent seul. Une dépendance, avec deux portes en bois, faisait face à cette maison. La première porte donnait sur une réserve pour les récoltes. La deuxième ouvrait sur une grande pièce qui faisait office de bibliothèque. Sur six étagères, des centaines de livres erraient sans classification distincte. Des éditions en letton, en anglais, en russe, en italien, en français… Ce salon de lecture fut une grande surprise pour nous tous, il était difficile de s’attendre à voir un tel spectacle derrière cette porte en bois. Janis me glissa dans l’oreille : « Ce décalage entre leur confort somme toute sommaire pour la vie de tous les jours et cette abondance de culture est étonnant, non ? »

Juste après, Martins, Milot et un autre homme s’attelèrent à cuisiner le repas du midi, à base de grillades. Le Kosovar mourrait d’envie de questionner Martins :

« Mais comment peux-tu te payer un tel domaine ? T’as quoi, 30 ans à peu près ?

- Ah tu sais, c’est une région pauvre de Lettonie, un peu laissée à l’abandon. Ici, il est très dur de trouver du travail par exemple. Alors les terrains et les maisons sont très abordables financièrement.

- Du coup, tu ne travailles pas ?

- Si, je bricole à droite, à gauche. Chez des particuliers ou à la mairie quand ils ont besoin de bras. Mais ce n’est pas assez. C’est la raison pour laquelle ma femme doit aller à Riga chaque semaine pour travailler, afin de financer le reste de nos travaux pendant que je les fais ici.

- Du coup, vous ne vous voyez que le week-end ? Ce n’est pas trop dur d’être ici tout seul avec ta fille toute la semaine ? - Nous avons choisi de vivre ainsi. Un jour, nous aurons fini les travaux. Et puis il y a un voisin russe qui habite à environ un kilomètre et demi. Un gars un peu étrange de prime abord mais qui aime bien picoler alors il passe me voir quand je suis seul. »


Alors que nous étions tous attablés dans la grange, Laura compléta cette histoire, tout le monde demandant comment ils avaient déniché un tel paradis pour vivre :

« Martins et moi nous sommes rencontrés à Londres. Je travaillais dans un restaurant à Camden depuis quelques mois et il est venu un jour. Puis les suivants. Et finalement au bout de quelques semaines, il s’est décidé à me parler.

- Que faisais-tu à Londres, Martins ?, demanda Pedro, un Espagnol.

- Je suis parti en Angleterre à 19 ans avec un ami. Il n’y avait rien pour nous en Lettonie. On en a bavé là-bas mais on savait ce qu’on voulait. J’ai bossé sur des chantiers, dans des restaurants, dans des ateliers… Et puis j’ai rencontré ma petite Italienne, répondit le Letton dans un sourire.

- Quelques mois après notre rencontre, nous avons emménagé ensemble et un an plus tard, notre fille naissait, compléta sa femme. On gagnait très bien notre vie en Angleterre, si l’on compare avec les salaires en Lettonie. Mais je travaillais souvent le soir et le week-end ; Martins le reste du temps. On ne se voyait pas beaucoup. Et même si nous avons grandement profité de la vie à Londres étant plus jeunes, nous pensions que ce n’était pas l’environnement idéal pour élever notre fille. Alors on s’est mis en quête d’une maison en Lettonie, à la campagne. Là où vous êtes aujourd’hui.

C’est un projet qui nécessite encore du travail mais ce que vous voyez ici, c’est le fruit de longues années de labeur et d’un rêve en commun.

- Félicitations, cria l’Espagnol, bientôt repris en choeur par tout le monde. »

Ce choix de vie et ce projet commun forçaient le respect, d’autant plus en sachant les sacrifices qu’ils avaient faits et qu’ils devaient encore faire chaque semaine pour les concrétiser. En tout cas, tout le monde en profita allégrement l’après-midi venue. Certains passèrent leur temps au bord du lac à nager et bronzer, d’autres jouèrent aux cartes sur l’herbe alors que les derniers partirent en ballade dans la forêt environnante. Milot préféra s’assoupir dans la tente pendant que Cristi, Janis et moi nagions. Une jeune femme, qui bronzait auprès de celui qui semblait être son mari ou son compagnon, demanda à ce dernier s’il aimerait une telle vie. Sa réponse fut cinglante :

« C’est bien beau tout ça. Là, c’est la fin de l’été, c’est superbe. Mais reviens en hiver quand il y aura deux mètres de neige, ce sera tout de suite moins idyllique.

- Tu as raison, acquiesça la demoiselle, heureuse de voir que son homme était du même avis qu’elle.

- En attendant, c’est un superbe environnement pour un enfant, non ?, questionna Cristi.

- Oui super. Elle a quoi la petite ? Six ans ? Attends qu’elle devienne adolescente et on en reparlera, lui répondit l’homme.

- Donc la panacée, c’est la ville ?

- C’est déjà plus réaliste à mon avis. Si ta fille tombe malade, tu dois faire combien de kilomètres avant de trouver le premier hôpital ? Ils sont où les autres gamins dans le coin, comment elle va apprendre à jouer avec d’autres enfants, cette petite ?

- Ils ont tout faux alors ?

- Je pense que c’est un beau projet d’adultes égoïstes. Si tu n’as pas d’enfant, fais ce que tu veux. Mais si tu choisis d’être parent, tu es responsable pour quelqu’un au-delà de ta propre personne !

- Mais où as-tu grandi ?, s’immisça Janis.

- A Riga. Et toi ?

- Moi, j’ai grandi à une trentaine de kilomètres d’ici. Jusqu’à mes douze ans. Les plus belles années de ma vie. Je ne crois pas que tu puisses te rendre compte du cadeau que Martins et Laura offrent à leur petite.

- Mais quel cadeau ? Elle va faire quoi ici, qu’apprendra-t-elle ? Aujourd’hui, le meilleur cadeau que tu puisses faire à un gamin, c’est un ordinateur. C’est déjà indispensable pour notre génération, mais les suivantes devront tout savoir faire sur un ordinateur. Il vaudra mieux savoir coder et créer des algorithmes que connaître le nom des arbres ou avoir lu toute cette bibliothèque qu’ils ont fièrement présentée… »

Janis parut penser un moment à une réponse mais il laissa en suspens cette discussion qui vraisemblablement ne mènerait nulle part. L’homme aux arguments ciselés prit son silence comme une victoire qu’il célébra d’un beau plongeon dans l’eau froide du lac. L’après-midi nous permit de découvrir les autres personnes conviées. La grande majorité travaillait avec Zane et Laura. Les étrangers étaient effectivement quasiment tous en couple avec un Letton ou une Lettonne. Il n’y avait que l’Espagnol Pedro, qui semblait être venu en Lettonie pour une autre raison que l’amour. Quand il apprit que Cristi était roumain, il ne put s’empêcher de faire référence à un souvenir d’enfance :

« Je suis de Valladolid. Quand j’étais petit, mon père me parlait souvent d’un libéro roumain qu’il avait vu évoluer pendant un an dans notre stade. Tu le connais peut-être ? Miodrag Belodedici.

- Et comment ! C’est une légende. Le premier joueur à avoir gagné la coupe d’Europe des clubs champions avec deux clubs différents. Mon père m’en parlait beaucoup également. L’élégance, le sens du placement, la relance…

- Nos pères s’entendraient bien alors !

- Oui peut-être, répondit Cristi avant de réorienter la discussion. L’Espagne ne te manque pas ? - La mer me manque. Et ma famille mais sinon…

- Pourquoi es-tu venu en Lettonie ?

- Le travail mon ami. Le travail.

- Tu as traversé toute l’Europe parce que c’est l’emploi de tes rêves ?

- Non, je ne vais pas te mentir. Mais j’ai un master en chimie et je peux te dire qu’on ne fait pas grand-chose en Espagne avec ça, si ce n’est professeur. Et je n’ai aucune envie d’être prof pour l’instant.

- Mais vous bossez dans une compagnie financière, non ?

- Oui. Mais pour le boulot que l’on fait, on doit juste savoir compter, trouver des informations, utiliser un ordinateur et maitriser l’anglais en plus de notre langue natale.

- Tu ne pouvais vraiment rien trouver en Espagne ?

- C’est la crise mon ami. C’est très dur de trouver un emploi en tant que jeune diplômé. Nous sommes des milliers à partir chaque année.

- Je ne savais pas. C’est dommage d’avoir à quitter son pays ainsi.

- Ma foi, regarde où l’on est aujourd’hui. Ca vaut le coup, non ? »

La soirée se passa tranquillement entre histoires personnelles racontées par quelques narrateurs de choix, contes lettons, jeux de cartes et danses diverses. Au fur et à mesure, les couples regagnèrent leurs tentes, heureux de profiter d’une dernière nuit d’été en plein air. Malgré cela, Martins ne semblait pas décidé à dormir, ni sa femme. Le Letton alluma un feu autour duquel nous étions une douzaine. Martins semblait apprécier ce moment, il essayait à travers la discussion d’en savoir plus sur chacun de ses invités, tout en veillant à ce que personne n’ait froid ou soif. Pedro et Laura faisant partie du cercle autour du feu, Cristi ne put s’empêcher de les apostropher :

« J’ai quand même du mal à concevoir qu’un Espagnol ou une Italienne vienne faire sa vie en Lettonie.

- Et pourquoi, répondit Laura. C’est marrant, j’ai parlé de cela avec une amie française il y a quelques semaines. Je crois que les étrangers ont une vision complètement erronée de la France ou de l’Italie par exemple. Vous pensez que la vie là-bas, c’est un film de Scola ou Amélie Poulain, n’est-ce pas ?

- Attends Cristi, je n’ai pas dit que j’allais faire toute ma vie en Lettonie, glissa Pedro.

- Je sais bien que l’Italie n’est pas forcément un pays où il est facile de vivre tous les jours mais quand même, reprit Cristi. Rien que niveau salaire et confort de vie.

- J’ai très peu d’amis d’enfance qui sont vraiment heureux en Italie, expliqua Laura. Ceux qui ont fait de longues études sont partis en Angleterre ou en Allemagne où les perspectives sont meilleures. Pour les autres, il faut se débrouiller et surtout il vaut mieux connaître quelqu’un si tu veux avoir un bon travail. Cela reste comme ça chez moi.

- Alors, c’est ça finalement l’Europe hein. Ce n’est qu’un espace défini pour que nous, agents économiques, puissions trouver un meilleur salaire ou une meilleure situation ?, demanda sur un ton amer un jeune homme que je n’avais jamais entendu parler.

- Mais non Nicolas, ne dis pas de conneries, répondit Laura avec passion. L’Europe, c’est ce qu’on vit en ce moment. C’est ce qu’on partage. Regarde là, autour du feu, qui nous sommes : Lettons, Italienne, Belge, Français, Kosovar, Espagnol, Roumain. C’est quelque chose, non ? Je sais bien que tu as travaillé à Bruxelles donc pour toi, l’Europe devrait avoir une toute autre portée, une conception supérieure.

- Je ne sais plus. Tu pourrais avoir raison Laura, l’Europe est peut-être plus une pratique qu’une théorie.

- Regarde leur fille, ajouta Cristi. Là voilà ton Europe. Elle va parler trois langues parfaitement avant même d’avoir dix ans. Elle sera forte de deux cultures. Imagine l’ensemble incroyable que cela pourrait créer dans deux ou trois générations.

- Encore plus incroyable que d’ici là vous aurez bien fini par accepter les Kosovars, rigola Milot.

- Tu sais Nicolas, je n’ai pas vraiment de conception politique de l’Europe, ajouta Martins. Je sais malgré tout que dans la région où nous sommes actuellement, nombre d’écoles ou d’hôpitaux sont financés en partie par les fonds européens. Un investissement tangible, qui serait impossible sans l’Europe. Si tu veux aller plus loin, pour nous Lettons, cela a un sens que de faire partie de l’Union Européenne, d’autant plus avec notre voisin russe qui regarde par notre fenêtre. La frontière avec la Russie n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres d’ici. L’UE et l’OTAN nous offrent un peu de paix d’esprit et une meilleure qualité de vie. »

Personne ne relança le débat après Martins. Nicolas avait entendu tous les arguments mais sa moue montrait qu’il restait désabusé sur ce sujet. L’heure tardive porta chacun vers son couchage. Une fois arrivé dans notre tente, Milot voulut discuter de tout cela entre nous :

« Putain mais qu’est-ce qu’ils en ont à foutre de l’Europe ? Ils ne peuvent pas profiter tranquillement ?

- Je trouve que c’est intéressant comme discussion, répondit Cristi. C’est la seule chose qu’on ait tous en commun finalement, l’Europe.

- Mouais. Parle pour toi Roumain, pour moi l’Europe n’est qu’une illusion supplémentaire. Je ne pense pas avoir beaucoup en commun avec ceux qui dorment sous les autres tentes.

- Donc tu penses que tu n’as rien en commun avec Cristi, Tristan et moi ?, demanda Janis.

- Avec vous, si. Mais je vous connais. Et malgré nos plaisirs en commun, nos ressemblances, je pense que j’aurais toujours plus d’atomes crochus avec un Kosovar qu’avec une personne d’une autre nationalité.

- C’est étrange parce que je pense l’inverse. Je ne pense pas que ce soit la nationalité qui fasse que je m’entende avec quelqu’un mais bien plus les intérêts en commun, il m’arrive d’ailleurs souvent de me sentir plus proche d’étrangers que de Lettons.

- Oui mais c’est parce que tu n’aimes pas vraiment tes compatriotes Janis. Tu as un problème avec ton pays, rigola Milot.

- J’ai hâte que vous rencontriez mon amie Ionela, coupa Cristi. Je pense que son point de vue sur le sujet vous intéressera vraiment. »


Janis ne jugea pas opportun de reprendre Milot. Je me sentais partagé sur ce sujet, à la fois conscient que j’étais sans doute plus aisément connecté avec un Français de ma génération vu notre bagage culturel en commun mais tout aussi certain de pouvoir ressentir ce lien fort avec des étrangers à travers des passions partagées.


L’Europe nous avait sans doute apporté cela au final : la possibilité de comprendre que les similitudes entre nos quotidiens, nos modes de vie et nos aspirations pouvaient très aisément nous rapprocher malgré nos référentiels nationaux différents.


Romain Welter, Editions Satinvaë, Août 2020

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