On a tendance à l’oublier, mais les femmes aux Moyen-Âge ont exercé des fonctions artistiques et littéraires tout autant que les hommes, bien qu’elles aient été écartées de l’enseignement universitaire. Que ce soit dans la littérature, avec Christine de Pizan qui a eu une production littérature philosophique et même politique prolifique ou encore dans la musique avec Hildegarde Von Bingen, compositrice, auteure, mais aussi médecin, les femmes ont marqué l’histoire littéraire et artistique de l’Humanité. C’est le cas des Trobairitz, des femmes compositrices et poétesses.
Malheureusement, les chroniques et études historiques sur les troubadours, ces chanteurs, musiciens et poètes du Moyen Âge tendent à les ignorer presque totalement.
À l’inverse, leurs compagnons masculins jouissent d’une reconnaissance certaine, leurs œuvres ayant été mieux conservées mais surtout plus diffusées. De fait, toutes les études sur la poésie lyrique du Moyen Âge se concentrent en grande majorité sur les œuvres des troubadours masculins, au premier rang desquels on trouve Bernard de Ventadour (ou Ventadorn), Jaufre Rudel, prince de Blaye ou Etienne de Meaux.
Pourtant, les trobairitz et trouveresses ont bien existé et ont produit certains des plus beaux poèmes chantés, (canso et coblas) et d’une qualité poétique déterminante pour l’essor des cours d’amour et de la « fin amor », l’amour courtois, du Xe au XVe siècle. Peu de leurs écrits nous sont hélas parvenus à travers le temps et ce peu souffre d’un défaut d’étude criant… On connaît cependant leurs noms, comme la très fameuse Comtessa Beatriz de Dia mais aussi Na Catselloza, Clara d’Anduze, Azalaïs de Porcairargues.
Commençons par le concept de « fin amor » ou amour courtois.
Il revêt des définitions différentes, selon les siècles mais aussi selon le territoire, mais on y retrouve des traits communs.
L’amour courtois est un amour idéalisé. L'homme - le plus souvent un chevalier - mais toujours de rang inférieur, vénère une dame de toute beauté qui lui semble inaccessible. Pour la conquérir, il fait preuve de bravoure, notamment dans ses combats, dans l'espoir de faire chavirer le cœur de la belle.
L’amour pour la Dame et uniquement pour elle est donc placé au centre du concept de fin amor.
C’est un amour total, soumis à des valeurs strictes que sont le serment, la noblesse des sentiments, la bravoure, la générosité, la politesse dans le langage et des manières.
En Languedoc, la fin amor est communément « adultère », sans que cela présente un problème quelconque vis-à-vis de l’Église. En effet, la relation est souvent platonique et peu consommée, en raison principalement de la différence de rang social entre les deux amants.
C’est ce concept qui a vu fleurir les poèmes, canso et coblas qui ont fait la renommée des troubadours.
Dans ce contexte, les trobairitz ont joué un rôle essentiel, en renversant le postulat de base de la fin amor.
« La Dame » n’est plus seulement l’objet inaccessible du désir de son pauvre vassal languissant. Elle aussi a des sentiments et éprouve des douleurs et des joies et elle les exprime à travers ses vers.
Les trobairitz renversent le trope lyrique du chant troubadouresque, ou l’amante est toujours cruelle et rejette le poète, en montrant qu’elle peut être tout au contraire humble, douce et même suppliante.
De nombreuses trobairitz sont de noble lignage, comme la célèbre Comtesse de Dia ou encore Azalaïs de Porcairagues, dont sa « vida », sa brève biographie occitane en prose écrite au XIIIe siècle, nous indique que c’était une « dame de haute noblesse et de grande culture ».
Les qualités littéraires et artistiques des textes qui sont parvenus jusqu’à nous sont indéniables et démontrent que ces femmes étaient respectées et reconnues pour elle-même et pour leur art, sans besoin d’un homme à leur côté pour exister.
Si elles parlent de la fin amor comme le font leurs collègues masculins, si elles ont gagné leur popularité grâce à cet inversement des rôles, leurs chants ne se limitent pas à cela. Elles vont plus loin que leurs confrères, notamment en ne niant pas la composante sensuelle et charnelle du désir et font état de la nature plus animale de l’amour, quasiment ignorée par les hommes troubadours.
« Et je veux qu’on sache en tout temps que j’ai aimé l’excès » nous écrit Béatrix de Dia à travers les âges.
Quant à Na Catselloza, elle nous dit sans ambages : « Car la plus noble est fière, si elle a la satisfaction de vos caresses et de votre amitié ».
Pour finir, je dirais que les trobairitz méritent plus de reconnaissance. Non contentes d’être les égales de leurs collègues masculins, elles ont une particularité, une authenticité dans la description des sentiments et leurs écrits qui méritent une étude approfondie.
Elles nous aident aussi à avoir un regard neuf sur la civilisation du Moyen-Âge, le rôle que pouvaient y tenir les femmes et à repousser toujours plus loin les clichés sur une époque obscurantiste et violente.
©Anaïs Guiraud – 2020
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