Troisième impact
L’adjudant-chef Guillaume Bauvin fut dépité de constater que son petit bout de chou lui avait probablement refilé son virus. Son fiston, qui allait gentiment sur ses quatre ans, était revenu voilà quelques jours d’une consultation chez le pédiatre - accompagné par Marine, son adorable mère - avec pour peine à purger huit jours d’antibiotiques. Voilà le lot des parents : souffrir à retardement des mêmes symptômes que leur progéniture, de préférence lorsque le ou les marmots étaient sur le point de guérir. La courte nuit enfiévrée du militaire l’avait laissé nauséeux et courbaturé au possible. Il s’allongea en fin de matinée, tentant d’échapper aux épées chauffées à blanc qui lui transperçaient le cerveau juste derrière les yeux. Plusieurs heures s’écoulèrent sans que son état ne s’améliore, au grand dam de sa femme qui pensait au dîner prévu avec ses parents. Elle allait sans doute devoir annuler en conséquence. Voulant quérir une dernière fois l’avis de son mari avant de définitivement les libérer de cette obligation, elle fut alarmée de le trouver baigné de sueur dans le lit conjugal, le souffle bref et heurté. Le téléphone déjà en main, elle préféra appeler les secours en premier. Le SAMU de leur petite ville calaisienne se présenta vingt minutes plus tard et chargea l’adjudant-chef qui avait maintenant perdu connaissance. Marine enfila ses baskets préférées à son fils, l’esprit embrouillé par l’inquiétude. Derrière le rideau de ses paupières lui restait l’image de son époux pâle et tremblant, imprimée au fer rouge. Les questions babillées nerveusement par le petit - qui ressentait confusément que quelque chose n’allait pas – ajoutaient à son désarroi. La mère inquiète ne se sentait pas le courage de lui répondre, elle-même démunie face à la situation. Dans sa précipitation, elle faillit oublier le doudou de son petit, et ne pût s’empêcher de remarquer qu’un passage à la machine à laver ne serait pas du luxe pour le petit mouton plus noir de crasse que vert pomme, sa couleur originelle. Haussant les épaules de guerre lasse, elle entraîna le gamin rapidement vers sa voiture garée devant la maison. Allez, on va rejoindre Papa.
Il est difficile de se concentrer sur la conduite, surtout lorsqu’il y a beaucoup de circulation et que votre enfant bavarde à tue-tête d’une voix stridulante pour chasser son angoisse. Ne parvenant pas à ordonner ses pensées et faire le vide en elle, l’appréhension gagnait du terrain chez Marine. Le complexe hospitalier lui semblait à des heures de route encore. J’avais jamais remarqué que cette connerie était aussi éloignée ? Pas possible, d’ordinaire ces bâtiments hideux se jettent à mon visage au bout d’à peine vingt minutes de route ! La blondinette emprunta la sortie de l’autoroute, priant pour qu’il y ait des places de parking disponibles. Elle savait que tourner en rond à la recherche d’un emplacement sans pouvoir prendre de nouvelles de son mari la rendrait folle.
Une fois les urgences repérées, et confirmation prise qu’on s’occupait de son époux, une infirmière la trouva en salle d’attente pour lui remettre une feuille de renseignements à compléter à propos de Guillaume. Lorsqu’elle voulut savoir comment se portait son mari, la femme en blouse vert clair ne lui répondit pas, mais le regard compatissant dont elle gratifia Marine la glaça jusqu’aux os. Elle serra leur fils contre elle en priant intérieurement pour que son homme aille bien. Mais malgré ses prières, et l’acharnement de ses médecins, qui prescrivirent ofloxacine, vafloxacine et péfloxacine, l’état de l’adjudant-chef Bauvin ne s’améliorait pas. Moins de quarante-huit heures après son admission à l’hôpital, il mourut, alors que Marine prenait une douche chez sa mère où elle avait déposé le petit la veille. Dans un soupir, le médecin prononça l’heure du décès, se référant à sa montre digitale d’un geste fourbu. Il s’approcha du jeune père de famille la main tendue, désireux de lui abaisser les paupières. Notant que ses yeux avaient pris une teinte polaire spectaculaire, il voulut s’en ouvrir à ses collègues.. Mais le militaire ne lui en laissa pas le loisir. Sans émettre un seul son, il se redressa et se pencha vers lui comme s’il voulait lui faire part d’un secret. Interloqué, mais mû par un réflexe, le docteur se pencha en avant, prêt à recueillir la confidence du jeune homme.
Une dizaine de minutes plus tard, une infirmière qui cherchait une chambre vide pour un patient en urgence toqua à la porte. Pressentant avec soulagement qu’elle avait peut-être trouvé de quoi accueillir le pauvre vieux Monsieur Guy, elle toqua une seconde fois pour la forme avant d’enfoncer la poignée. Elle découvrit alors la pire chose qui lui avait été malheureusement donné de voir : le sol de la chambre était souillé de sang, et trois cadavres en blouse vert clair et blanche jonchaient le sol. Les viscères du docteur Jorelle pointaient hors de son abdomen. Sentant un terrible haut-le-cœur la secouer, elle fut pliée en deux par la violence du rejet qui l’assaillit. Occupée à s’essuyer la bouche du plat de la main en répétant : “c’est pas possible, c’est pas possible...”elle voulut reculer pour quitter cette pièce de l’horreur et n’aperçut qu'au dernier momentl’homme aux yeux blancs qui se précipitait sur elle. L’esquivant de justesse, il s’affala lourdement face contre terre. Pressée de détaler à la recherche d’un quelconque secours, elle fit volte-face et s’apprêta à courir comme jamais lorsqu’elle sentit une très vive douleur qui lui transperçait le mollet à travers sa blouse de papier couleur acidulée. C’est en jetant un regard en arrière qu’elle réalisa que le type l’avait mordue. Capucine Abadie, Editions Satinvaë, Août 2022